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22 septembre 2016 4 22 /09 /septembre /2016 21:39

Salamanca LuireDéfi Premier roman.

 

Brillant comme l'amour: l'écrivain genevois Ivan Salamanca signe avec "En état de luire" un premier roman travaillé, à trois voix, où se glisse la vie de personnages simples, dans un cadre quasi intemporel.

 

Trois voix, trois regards, un triptyque en un seul livre: on pourrait voir ici trois courts romans en un, tournant autour d'un seul amour. Il n'est certes pas évident de trouver immédiatement ses marques dans ce récit, dont le début privilégie l'allusion et le style plutôt que de mettre le lecteur à l'aise. La première partie a du reste les allures d'un puzzle désordonné, ce que suggèrent les numéros de chapitres, qui ne sont pas dans l'ordre; il y a même des bis, pour parachever un trouble qui rend l'oeuvre peu évidente à suivre.

 

On reconnaît plus distinctement les voix du Pépé, qui hante la deuxième partie "Les petits éboulements", et de la femme, celle qui joue du piano et a aussi aimé - justement la narratrice de la première partie. Ces deux parties, la première et la dernière, semblent se faire écho: elles brillent de plus d'un passage où les corps exultent, l'auteur exprimant avec justesse, dans une très belle écriture soucieuse du rythme - brièveté des chapitres, longueur des phrases - les moments d'intimité partagée. Et puis, des lettres permettent à d'autres voix encore d'émerger.

 

Ce n'est que progressivement que l'on découvre l'univers dans lequel évoluent les personnages mis en scène. Un univers non urbain, où les gens se livrent difficilement, ce que l'auteur souligne volontiers: la question du "nous contre eux", du campagnard face au citadin prié de s'intégrer, est posée - il est permis d'y voir, de loin, une allusion à l'immigration, thème d'une brûlante actualité. Progressivement, on observe les personnages masculins exercer leur métier de briquèterie et de tuilerie. Styliste exigeant avec lui-même, l'écrivain ménage des moments très concrets qui servent de repère au lecteur.

 

Et puis il y a Paul, qui se présente comme la figure dansante de ce roman. Surtout, c'est celui qui invente des mots, le jeune citadin qui - justement - doit trouver sa place dans un monde nouveau, bien réglé, où il a décidé de s'installer. Le lecteur ressent une tendresse particulière pour lui. Il s'éteint au terme de la première partie, mais son aura subsiste sur tout le roman, la troisième partie décrivant même, de manière délicate, ses funérailles vues par une femme émue.

 

On l'a compris, "En état de luire" est un roman qui se mérite, dont le style empreint de poésie s'avère difficile d'accès, un peu comme un chemin de montagne escarpé. Que le lecteur fasse l'effort de s'y plonger, cependant, et il y trouvera de quoi faire son bonheur tout au long d'une histoire d'amour éperdue et atypique.

 

Ivan Salamanca, En état de luire, Gollion, InFolio, 2016.

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13 septembre 2016 2 13 /09 /septembre /2016 21:28

Favre MythologiesLe site de l'éditeur.

 

Tout est dit dès le départ: deux amis se sont quittés, ont rompu, et le regret s'installe. "Sans mythologies" a les allures d'un cri de désarroi, parfois obscur et personnel, après l'éloignement, quand les souvenirs devenus précieux remontent à la surface. C'est court et haletant. Et surtout, le dernier livre de Guillaume Favre, également auteur du roman "Les choses qui sauvent", est atypique. C'est que toute amitié est unique!

 

Le travail formel surprend d'emblée. Prose ou poésie? Les renvois à la ligne constants font pencher pour la poésie, de même que le rythme très rapide qu'ils impulsent: parfois, un mot suffit, et se trouve ainsi mis en évidence. Le lecteur est invité à reprendre son souffle à chaque retour à la ligne, plutôt qu'à s'appuyer sur une ponctuation rare.

 

Les mots répétés finissent par constituer un leitmotiv obsédant. Ils peuvent l'être consécutivement, ou alors de loin en loin dans le texte. On pense à Philippe Jaccottet, qui apparaît de temps à autre, et donne même lieu au joli néologisme de "jaccotté" (p. 23). Les noms de poètes forment du reste une farandole de figures tutélaires disséminées dans le texte.

 

Un texte où l'on reconnaît un certain travail pour qu'il paraisse naturel, fluide, familier même: si la poésie est toujours quelque chose de différent de la parole courante, l'auteur intègre cette tonalité à son mode poétique. On trouvera donc plus d'un mot familier voire populaire dans le texte, des éclats de voix, des complicités sans doute. Cela va jusqu'à des éléments triviaux: les noms de footballeurs, les vignettes Panini côtoient Gustave Roud et l'inévitable La Boétie, archétype de l'ami.

 

Rédigé en deux journées à la Bibliothèque de Saint-Jean à Genève (17 et 18 octobre 2014), "Sans mythologies" s'adresse certainement à une personne qui existe, même s'il n'y a pas de dédicace pour le confirmer. Cela pourrait donc paraître un livre très personnel, dans lequel le lecteur tiers sera plongé presque malgré lui. Reste que rien qu'en utilisant la deuxième personne du singulier pour parler à son ami perdu, l'écrivain interpelle également à ses lecteurs, fussent-ils de parfaits inconnus, et les prend à partie. Ils peuvent prendre part à son regret.

 

Adresse à l'ami éloigné par la vie, "Sans mythologies" fait figure de cri d'amitié lancé comme une "suite de mots en cascade", parfois bouleversés, à tel point que la musique poétique elle-même suffit parfois, plus que le sens des mots eux-mêmes, à porter la lecture. Une lecture exclusive, étrange et envoûtante.

 

Guillaume Favre, Sans mythologies, Genève, Cousu Mouche, 2016.

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31 août 2016 3 31 /08 /août /2016 21:57

Maeder PillagesLu par Francis Richard,

Le site de l'auteur, celui de l'éditeur.

 

Et de trois! Rachel Maeder propose avec "Pillages" un troisième roman mettant en scène la personne attachante, finaude et pas du tout orthodoxe de Michael Kappeler. Après un intermède du côté de la Seconde guerre mondiale ("Qui ne sait se taire nuit à son pays"), ce nouvel opus renoue avec l'égyptologie. Son titre l'indique: il sera question de trafics d'oeuvres d'art antiques.

 

Michael Kappeler? On se souvient de ce bonhomme qui aime les femmes et la bière, qu'il déguste volontiers dans un établissement genevois nommé "La Clémence". Dans "Pillages", le lecteur a l'impression qu'il se déchaîne: il se trouve toujours là où il ne le faudrait pas et a toutes les audaces. Dans la partition bien huilée d'une enquête policière, incarnée par les forces de police officielles, Michael joue le rôle constant et exquis de la dissonance féconde.

 

Il n'est certes plus question, dans "Pillages", d'un meurtre au Compactus comme dans "Le Jugement de Seth". Il n'y a même guère de cadavres, si ce n'est de légitime défense... Il sera plutôt questions de vols de pièces précieuses. En connaisseuse, l'auteure met en résonance les pilleurs de tombes égyptiennes d'antan et les trafiquants d'art d'aujourd'hui, suggérant qu'ils sont semblables finalement. En historienne, elle évoque à plus d'une reprise qu'une pièce historique restaurée hors de son contexte, sans respecter les règles de l'art, n'a guère plus de valeur qu'un bibelot, certes élégant dans le salon d'une personne aisée.

 

Des pièces historiques égyptiennes à Genève? Cela peut surprendre, mais est parfaitement cohérent: il suffit de visiter les collections du Musée d'art et d'histoire pour s'en convaincre. Il aurait été intéressant d'en savoir plus sur l'aspect particulier de leur arrivée dans la ville de Calvin; mais gageons que cela pourra faire l'objet d'un prochain roman. L'auteure soulève cependant un coin du voile en mettant en scène le personnage fictif de Nicolas Blondel, archéologue actif en Egypte dans les années 1905. Les citations de son journal et de celui de sa femme Zélie, complémentaires, donnent une indéniable épaisseur à "Pillages", de même que les citations de la presse d'aujourd'hui ("Le Temps", "Libération", etc.), où il est question de certains aspects du trafic d'objets d'art. Un sujet d'actualité, puisque l'Etat Islamique, de sinistre renommée, tire une partie de ses revenus de la revente d'objets archéologiques. Sans compter la question des Ports Francs de Genève, lieu de commerce discret, présente dans "Pillages".

 

Des vols, et la police qui mène l'enquête: on l'a compris, "Pillages" est un polar, le troisième de la romancière. Il est servi par une écriture fluide, organisée en chapitres courts qui garantissent une lecture qui va vite. La fin est un peu décevante: en somme, les coupables sont connus, mais il n'y a rien contre eux... Va-t-on donc les coffrer dans un prochain opus? Le lecteur préfère garder le souvenir d'un polar qui roule, servi par une romancière parfaitement au fait des enjeux de l'égyptologie et de la muséologie d'aujourd'hui. C'est vrai, quoi: qui aurait pu croire que la préparation d'une exposition sur l'Egypte ancienne aurait pu être si trépidante?

 

Rachel Maeder, Pillages, Lausanne, Plaisir de lire, 2016.

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26 août 2016 5 26 /08 /août /2016 20:21

hebergement d'imagePoète et romancier à la fois suisse, français et canadien, Jacques-Pierre Amée s'avère un écrivain complet, touchant à la poésie comme au roman, et lorgnant vers le théâtre. C'est en tout cas ce que suggère "Comme homme", son troisième roman (qui a son site). Un ouvrage surprenant.

 

La surprise est formelle, d'abord, et belle. "Comme homme" est en effet un ouvrage à l'écriture extrêmement travaillée. Elle est poésie et musique, nourrie parfois de jeux sur les mots et les polices de caractère, afin de montrer les écrits qui parsèment le récit tels qu'ils ont été produits par les personnages, ou presque. Le style est exigeant pour le lecteur; l'auteur a le bon sens d'éviter la lourdeur en proposant des chapitres courts. Ceux-ci n'enlèvent cependant pas une impression diffuse de lenteur, suscitée sans doute par la volonté de l'auteur de tout montrer de très près au fil des phrases, jusqu'aux moindres détails. Tout cela, quitte à tenter de faire croire que le style se suffit à lui-même.

 

C'est que le lecteur sera davantage déconcerté par l'intrigue qui se met en place dans "Comme homme". Facilement allusif, porté sur le détail, l'auteur oublie parfois de dire l'essentiel, ou au moins de le montrer. On ne comprend pas tout de suite, par exemple, ce qui attache Zo et Zach, ni qui sont, vraiment, les personnages qui gravitent autour d'eux: une fille morte dont l'auteur montre les photos curieusement dénudées sur la route en Haïti, un Jeff haut en couleur, traducteur à la petite semaine et humaniste à sa manière, dont la saveur ne se révèle pleinement qu'en fin de roman.

 

On s'étonne également de la proposition faite à Zach de devenir clown dans une pièce de théâtre: cet élément est posé assez vite dans "Comme homme", mais ne revient que de manière sporadique plus loin, dans le cadre plus large d'une pièce de théâtre qui se prépare en arrière-plan.

 

Si le regard de l'auteur goûte le détail, il aime aussi le flou artistique. On ne sait pas vraiment où se passe ce roman dont les noms de localités sont inventés, suggérant des lieux sauvages et campagnards. L'auteur donne cependant une piste en citant "Blur", un générateur de nuages éphémère créé pour l'exposition nationale suisse organisée en 2002 dans la région des Trois-Lacs. Des allusions au Valais suggèrent que le coeur de l'intrigue est en Suisse, mais en définitive, cela pourrait être tout ailleurs... De Haïti, l'auteur retient entre autres les terribles séismes, qui ont des conséquences concrètes sur le roman: lors d'un tremblement de terre survenu dans son enfance, Zo a perdu sa main droite.

 

Alors certes, l'histoire est déroutante, difficile à saisir si ce n'est en disant que "Comme homme" est le tableau d'un couple qui hante une cabane en un lieu sauvage mais qui reste connecté au monde. Plutôt qu'une intrigue solide et suivie, le lecteur goûtera donc dans "Comme homme" la saveur sans cesse renouvelée des mots précieux, du vocabulaire recherché, des sonorités et des rythmes. Et peut-être découvrira-t-il, au détour d'un code QR, ce qu'est vraiment la pièce de théâtre "Comme homme".

 

Jacques-Pierre Amée, Comme homme, Gollion, Infolio, 2016.

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23 août 2016 2 23 /08 /août /2016 21:09

FutursLu par Alias, Francis Richard, Mariejuliet.

Le site de l'éditeur.

 

Que sera la Suisse de demain? Qu'est-elle aujourd'hui? Le recueil de nouvelles "Futurs insolites, laboratoire d'anticipation helvétique" pose cette double question à quatorze écrivains de Suisse et d'ailleurs. Il en résulte un recueil collectif important, en ce sens qu'il donne une visibilité à des écrivains proches de la science-fiction ou désireux de s'essayer au genre après avoir tâté d'autres écritures. Important aussi parce qu'il s'ouvre à des auteurs étrangers, qui offrent ainsi leur regard sur le pays en complément aux auteurs suisses qui ont donné un texte à ce livre.

 

La Suisse dans les étoiles

Quatorze auteurs, ce sont quatorze démarches. Certaines répondent à tout ce que l'on peut attendre d'une bonne grosse science-fiction, avec guerre des étoiles et tout le tralala. On pense à la nouvelle de Nicolas Alucq, étrangement intitulée "Alleingang", qui revisite les batailles romaines autour du chef celte Divico à la manière de la guerre des étoiles: les amis des vaisseaux spatiaux seront servis, de même que ceux qui aiment le cross-over: jusque dans les étoiles, on utilise des noms celtes ou latins pour désigner les lieux.

 

On retrouve des ambiances belliqueuses dans "Vreneli" de Julien Chatillon-Fauchez, où les soldats sont démontés et reconstitués au fil des greffes, comme des machines qu'on répare à coups de pièces détachées. Cette nouvelle pose aussi la question de l'allégeance des étrangers, fussent-ils de deuxième ou de troisième génération, à la Suisse, dans le domaine sensible de l'armée.

 

Quelques stéréotypes revisités

Etrangers? Le rapport de la Suisse à ses migrants est l'un des thèmes abordés par ces nouvelles; on le retrouve, par la bande, dans "Helvé... ciao" d'Emmanuelle Maia, qui donne à voir une technologie numérique rendant toute immigration non souhaitée impossible. Autre grand intérêt de cette nouvelle: elle intègre, à sa manière, le thème du transhumanisme, à travers la figure de ce vieillard cancéreux soutenu par un exosquelette. Crédible, ce récit donne à voir, d'une façon générale, des technologies qui sont aujourd'hui à portée de main.

 

Les auteurs du recueil ont tous su, à leur manière, évoquer quelques clichés typiquement suisses. Le chemin de fer en fait partie: on le voit futuriste dans "Helvé... ciao", on le retrouve, plus classique et un brin punitif, dans "Sketches helvétiques" de Bruno Pochesci. Certains auteurs ont aussi abordé la question du suicide assisté. En particulier, on appréciera l'humour noir et jouissif de "SuissID" de Vincent Gerber, qui rappelle de loin celui de l'excellent roman "Génie du proxénétisme" de Gabriel Robinson.

 

Conte et fantastique

La figure de Christoph Blocher semble apparaître dans "La Mémoire de Lo", sans être nommée - difficile du reste de croire que c'est vraiment lui, puisque l'auteur, François Rouiller, lui prête curieusement des accointances avec des groupuscules millénaristes d'extrême-droite, loin du style bien terre-à-terre du tribun de l'UDC. Aux confins du fantastique, et c'est plus intéressant à relever, cette nouvelle évoque, comme son titre le suggère, la mémoire de l'eau, considérée comme une hypothèse sérieuse. Portée par des accents ésotériques séduisants, elle s'achève sur une image de métissage maximal - il est permis d'y voir la métaphore d'un peuple suisse divers mais cohérent, et même accueillant.

 

Enfin, "La Vallée perdue", nouvelle de l'auteur stéphanois Gulzar Joby, rappelle joliment l'image montagnarde et rurale de la Suisse, immémoriale, malgré quelques approximations géographiques et terminologiques (en français, Chur se dit Coire, et les Grisons, ce n'est pas tout à fait Glaris...) qu'on pardonne volontiers. Il s'amuse à remplacer dans son récit les "petits nains de la montagne" par de bons gros géants gentiment soumis à leurs maîtres. L'auteur glisse en sous-main le thème de la méfiance envers l'étranger, à travers la figure d'un scientifique français. Il en résulte un conte aux allures débonnaires, intemporel plutôt que futuriste. Cette nouvelle se déroule dans les Grisons, où se passe aussi "Mission divine" de Jean-Marc Ligny, qui met en scène un pasteur tueur d'infidèles - c'est sans doute la nouvelle la moins typée "science-fiction" du recueil, à tel point qu'on se demande ce qu'elle fait ici.

 

Marc Atallah, directeur et curateur de la Maison d'Ailleurs à Yverdon-les-Bains, signe une postface iconoclaste en ce sens qu'elle rejette avec force les termes de "littératures de l'imaginaire" et de "littératures d'anticipation", jugés creux. On lui donne raison en ce sens que toute littérature romanesque est imaginaire à un certain degré. De manière plus spécifique, si les textes de "Futurs insolites" relèvent bien des littératures dites "d'anticipation" ou "de l'imaginaire", ils en disent surtout long sur la Suisse d'aujourd'hui. Plus encore que la recréation d'univers merveilleux du futur, c'est bien dans le regard des auteurs actuels sur une réalité suisse extrapolée à partir de données familières, partagé avec les lecteurs d'aujourd'hui, que réside leur intérêt.

 

Collectif, Futurs insolites, laboratoire d'anticipation helvétique, anthologie dirigée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Vevey, Hélice Hélas, 2016, postface de Marc Atallah.

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17 août 2016 3 17 /08 /août /2016 20:48

Bonard ImmortellesLouis Bonard? C'est un jeune auteur suisse. Son écriture s'avère cependant extrêmement mûre, et prometteuse d'ouvrages exigeants pour un lectorat sans concession, amateur de lettres poétiques. Son premier livre, "Les Immortelles", a paru au printemps dernier aux nouvelles éditions de la Marquise. Il revisite à sa manière, en cinq séquences courtes et bien différenciées, des mythes immémoriaux qui touchent au religieux païen et chrétien et mettent en présence des figures féminines.

 

Tout commence avec Sainte Agathe, martyre à Catane, aux prises avec les adorateurs d'Isis. Premier trouble: l'auteur joue de l'homonymie entre mère et mer, personnifiant pour ainsi dire cette dernière. Cette nouvelle se décline en séquences qui sont autant d'extases, suggérant que la sainte chrétienne trouve dans les supplices qu'elle subit, de la part du monarque qu'elle refuse d'épouser, une jouissance certaine - idée classique de la douleur extrême, éventuellement recherchée mais ce n'est pas vraiment le cas ici, qui permet d'accéder à quelque chose de mieux. L'extase trouve une forme littéraire dans ce texte, parfois statique, mais qui devient soudain rapide et impétueuse dès lors que la ponctuation s'efface.

 

Jouant avec les formes d'écriture, l'auteur crée pour Orphée un univers formel tout à fait différent, parfaitement en phase avec son personnage de poète mythique. Le chant d'Orphée se décline en vers libres obsédés par le souvenir d'une Eurydice qui ne reviendra jamais des Enfers. Ce chant est notamment marqué par des répétitions et anaphores qui, de manière évidente, créent une musique. Et là, bien sûr, l'immortelle est justement celle qui est morte. Ecrite à la première personne, cette séquence approche au plus près la douleur de la perte de l'être aimé... pour une fatale impatience.

 

Le lecteur se retrouve également confronté au mythe de Narcisse, que l'auteur met en scène avec un souci discret mais indéniable des sonorités, concrétisées en allitérations bien vues et en jeux d'échos avec la nymphe Echo. Ce Narcisse, né de l'écoute de "Miroirs" de Maurice Ravel, l'auteur le montre comme un personnage qui se cherche sur la base d'un certain passé, avant de trouver finalement ce qui l'attire. On relèvera d'ailleurs que la séquence "Narcisse", que l'auteur a écrite alors qu'il était au lycée, a été primée, ce qui est mérité au vu du travail littéraire et formel approfondi. "Hermaphrodite" s'avère quant à lui un texte d'une grande sensualité, qui précède l'évocation du principe maternel divin de Gaïa, ultime séquence du recueil.

 

On aurait pu croire ces mythes antiques rebattus; l'écrivain les revisite avec force, imposant un style poétique exigeant, reflet d'un remarquable travail poétique, et sans cesse renouvelé avec justesse. D'une naïveté brute, très directes, les illustrations de Léa Meier soulignent la force du propos poétique d'un auteur qui mérite l'attention de son lectorat.

 

Louis Bonard, Les Immortelles, Lausanne, Editions de la Marquise, 2016, postface de Delphine Abrecht, illustrations de Léa Meier.

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2 août 2016 2 02 /08 /août /2016 19:35

Preux BilobaLu par Francis Richard.

Le site de l'éditeur.

 

C'est une de ces histoires aux détours dramatiques, mais où, comme disait l'autre, tout s'arrange à la fin. Deuxième roman de Cornélia de Preux après "L'Aquarium", "Le Chant du biloba" est un roman rapide et haut en couleur, peuplé de personnages sympathiques comme on en rencontre presque tous les jours, avec leurs forces éclatantes et leurs faiblesses, qui peuvent interroger le lecteur.

 

L'histoire? Une adolescente esseulée, Tiwi, persuade une connaissance à elle, Lupesco, de l'emmener à une concentre de Coccinelles Volkswagen - et d'embarquer encore sa grand-mère. Trois générations sous dans un bus Volkswagen: il n'en faut pas plus à l'auteure pour créer un road trip miniature où les générations se frottent. Loin de ce voyage qui n'est pas de tout repos, évidemment, les parents de Tiwi flippent à mort.

 

Autant dire que la description des relations humaines prend dans ce petit roman une importance capitale. Le lecteur s'attache volontiers à la figure de la grand-mère, affublée du surnom malsonnant de "Groumma": plus tout à fait autonome, elle a ses absences, fait une fixation sur le ginkgo biloba qu'elle voit de la fenêtre de son foyer. Avec ce personnage bien travaillé, l'auteure a l'occasion de faire quelques flash-back sur une jeunesse entre Forêt-Noire et Bucovine (du côté du Prout - était-ce nécessaire, soit dit en passant, de préciser que c'est un fleuve?) et d'offrir quelques pages lyriques.

 

Elle a aussi son caractère, qui va se frotter au gitan Lupesco - un nom qui suggère les loups et convient à ce personnage marginal entre deux âges, libre, qui ne vit littéralement que pour son moyen de transport. Quant à Tiwi, fille adoptive métisse venue d'Amérique du Sud (elle ne connaît pas ses "parents de peau", pour reprendre le mot de l'auteure), elle va, au fil du voyage, vivre de premiers émois d'adolescente, décrits avec pudeur. C'est tout en douceur que l'auteure expose les frictions, tensions et malaises qui ne peuvent manquer de naître au sein d'une telle équipe.

 

Il y a de la finesse aussi dans l'observation des parents de Tiwi, deux personnes fort absorbées par leur métier et leurs loisirs. Sont-ils encore vraiment un couple, d'ailleurs, au-delà de ce que dit l'état civil? L'auteure les montre s'accusant l'un l'autre, puis se remettant en question. Par le jeu des interrogatoires, rien qu'en posant des questions qui devraient être évidentes, la police joue ici un rôle de révélateur de leurs absences et insuffisances. Certes, chacun vit son statut de parent au plus près de sa conscience, et l'auteure sait faire peser sur les parents, l'air de rien, le poids du jugement implicite des policiers. Mais on sent que l'enquête de police va conduire à une remise en question de ces parents adoptifs.

 

La réunion de véhicules Volkswagen permet à l'auteure de rédiger quelques pages hautes en couleur, sur un sujet qu'on devine plutôt rare en littérature. Les ambiances peuvent être joyeuses, à l'instar de la démonstration parfois décalée d'arts du cirque dans le cadre de la réunion - il est permis de penser, de loin, au roman "A l'ombre de la marquise" d'Yvan Dalain. Elles peuvent être douces-amères aussi, lorsque Lupesco noie dans la bière, avec quelques amis, tout ce qui ne va pas dans sa vie - et que le lecteur du "Chant du biloba" aurait aimé, parfois, voir exposé de manière plus étendue.

 

Tout s'achève vite, finalement, et le lecteur peut regretter que Lupesco s'en sorte assez bien: aux yeux de la police qui est aux trousses de son bus Volkswagen depuis le début, il a charge d'âmes: une mineure sous la responsabilité de ses parents, et une personne âgée en état de dépendance. Reste que l'issue, heureuse pour tous, laisse au lecteur le goût d'un roman aimable qui donne bonne mine, rédigé en accords majeurs.

 

Cornélia de Preux, Le chant du biloba, Lausanne, Plaisir de lire, 2016.

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29 juillet 2016 5 29 /07 /juillet /2016 20:11

Tatzber FaireLu par Alain Bagnoud, Valais Libre.

 

Imaginez un professeur de lycée ou de collège, divorcé, père d'une fille adolescente, en phase avec une génération toujours susceptible de le dépasser, à la loyale ou pas. Ce professeur, c'est Hédi. "Peut mieux faire..." relate une journée de sa vie. Ce roman est signé Leyla Tatzber, "née berbère en Auvergne", et auteure du recueil de nouvelles "Rondes".

 

L'idée de l'écart générationnel entre un prof, son enfant et ses élèves constitue le fil rouge de "Peut mieux faire...". Cela commence un peu par la bande, par la mise en scène, à l'heure du petit-déjeuner, des relations entre Hédi, le père enseignant, et sa fille, qu'il ne voit que par intermittence puisqu'il est divorcé. Les échanges s'avèrent rythmés: le père tient à ses principes, la fille tient à tracer sa propre route. On croit lire son sourire dans les échanges familiaux, mais l'écart générationnel est bien installé.

 

Cet écart familial fait écho, dans "Peut mieux faire...", à la distance entre l'enseignant et ses élèves. L'auteure peint un tableau pessimiste de ce qu'est devenu l'enseignement, dans un pays qui pourrait être la France plutôt que la Suisse (en dépit du lieu d'édition). S'installe dès lors une sorte de schizophrénie, bien agencée, entre un enseignant qui veut juste transmettre un savoir empreint de culture, conformément à un certain bon sens à l'ancienne, et des autorités dont les lignes directrices et programmes ne concordent pas avec ses vues.

 

L'auteure montre par ailleurs certains travers de la vie en établissement scolaire, vue du monde enseignant. Elle excelle à montrer le côté inadéquat de la répartition de certaines tâches a priori éloignées du strict métier d'enseignant: la gestion de la machine à café, pour le plus anecdotique, ou la prise en charge d'une personne atteinte dans sa santé dans le cadre scolaire. En particulier, l'auteure montre avec pertinence que le système offre toujours des manières de se débiner en cas de coup dur, et montre ainsi la veulerie de certains membres du corps enseignant.

 

Mais plutôt qu'un ouvrage sur la perte de sens du monde enseignant, ce que "Peut mieux faire..." aurait pu être, ce livre est un roman au final optimiste. En effet, Hédi fini par trouver une cause à défendre, ou du moins sa promesse, à travers la prise en charge d'un enfant en situation irrégulière, nommé Luis et venu d'Amérique du Sud. Ce virage aux airs de revanche illumine la fin d'un roman marqué par l'impression constante que Hédi est dépassé par son contexte de vie.

 

Il y a donc un choc des générations dans "Peut mieux faire...", bien présent, et force est de constater que Hédi, l'enseignant, se donne de la peine pour faire mieux. Quand il s'agit de le décrire, l'auteure oscille entre une écriture musicale presque poétique, et des pages où le pragmatisme romanesque l'emporte. On comprend que pour une fois, la rituelle sanction "Peut mieux faire..." s'adresse à l'enseignant plutôt qu'à ses élèves; et le lecteur se laissera bercer par la musique du livre, et emporter par sa poésie finalement optimiste, fondée sur un sujet d'une grave actualité.

 

Leyla Tatzber, Peut mieux faire..., Charmey, L'Hèbe, 2010.

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18 juillet 2016 1 18 /07 /juillet /2016 19:12

Geinoz ExilsDéfi Premier roman.

 

Exils intérieurs et extérieurs, remises en question au fil des ans: "Exils" est le premier roman d'Annick Geinoz. Riche de personnages profondément humains, il l'est aussi en raison des thèmes abordés, dans le contexte particulier de la paysannerie fribourgeoise au tournant du siècle. Et à sa parution aux éditions de L'Hèbe en 2009, ce livre proche de son lectorat a connu un succès certain.

 

Le monde agricole fribourgeois et suisse sert en effet de toile de fond à "Exils". Quitte à paraître didactique par moments, l'auteure n'hésite pas à décrire les enjeux liés à l'agriculture suisse à la fin des années 1990. Elle creuse profond, témoignant de la précarité de tout un monde qui, pourtant, se démène et connaît un désarroi certain. Cela va jusqu'à la description de manifestations paysannes ayant réellement eu lieu dans les années 1995 à la suite de la réduction du prix du lait. Teintée d'empathie, la précision du regard porté sur ce monde est rare dans le monde des lettres, ce qui, d'ores et déjà, fait d'"Exils" un roman important dans le monde littéraire romand.

 

Mais un tel sujet serait pauvre s'il n'y avait pas les humains pour le faire vivre et aller plus loin. La romancière fribourgeoise donne à voir des personnages bien dessinés. Le lecteur goûtera ainsi pleinement le caractère impulsif de Jacques Guérin, agriculteur dur à la tâche. Il fera aussi connaissance de son épouse, Sarah: son vécu n'est pas évident à porter (perte de jumeaux, stérilité avant l'âge en raison d'une hystérectomie). Cela débouche sur le dessin d'une personnalité complexe, cordiale et active certes, capable de créer de belles complicités, mais qui a ses zones d'ombre à gérer. Cela, face à Romane...

 

... qui va jouer un rôle clé dans "Exils". Ainsi, "Exils" n'est pas tant un roman sur deux paysans fribourgeois qui vont vivre au Canada parce que c'est mieux (même s'il y a de ça) que le récit de la reconstruction de Romane. En effet, lorsque cette jeune fille fait irruption dans le couple Guérin, c'est une jeune anorexique gâtée, fâchée avec tout le monde, qui a besoin d'être soutenue et de se reconstruire - ce que l'auteure montre avec délicatesse, en mettant en évidence un point de départ pas facile et en soulignant que créer du lien n'est pas toujours évident. Reste que la durée d'un roman, soit quelques années, suffira pour que Romane, bien entourée par un couple que l'adversité n'a pourtant jamais épargnée, devienne pleinement une femme. Une forme d'exil intérieur, de renonciation, qui fait écho au départ des Guérin de Sorens vers le Canada - ce qui ne va pas sans nostalgie ni regrets.

 

Si elle se laisse aller parfois à un brin d'ironie, l'écriture de la romancière s'avère sobre, sans recherche gratuite de style. Il est permis de se demander si l'amitié qui lie Romane et Sarah est aussi indéfectible que ce qui est annoncé en page 55, et d'où vient le pack de bière mentionné en page 131 et qui déclenche un virage crucial dans "Exils". Il est permis de tiquer; mais on préfèrera garder de ce premier roman le souvenir d'une histoire qui place les relations humaines en son centre, avec beaucoup de sensibilité, et fait - comme plus d'un agriculteur fribourgeois - le grand écart entre une Suisse romande devenue trop petite et un Canada un brin rêvé, aux grands espaces pleins de promesses pour celle ou celui qui veut travailler.

 

Annick Geinoz, Exils, Charmey, L'Hèbe, 2009.

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8 juillet 2016 5 08 /07 /juillet /2016 20:13

Blondel NuitLu par Francis Richard, Itinéraires.

Défi Premier roman.

 

"Ce que révèle la nuit", c'est tout un programme. Comètes, étoiles, mais aussi tendresses échangées et temps des mystères vus au télescope. Sous ce titre, l'écrivaine et journaliste vaudoise Sylvie Blondel fait revivre la figure méconnue de Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux, astronome vaudois et européen du dix-huitième siècle, mort à l'âge du Christ après une vie illustre consacrée à l'étude des comètes.

 

L'auteure aurait pu se contenter d'offrir au lectorat une biographie de Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux. Elle va plus loin, en donnant résolument à son ouvrage la forme du roman. La vie de cet astronome est ainsi doublée par celle d'un bonhomme tout à fait actuel, Hector Lenoir, qui s'intéresse justement à l'astrologue d'antan. Est-ce un double masculin de l'écrivain? La question est posée. Mais "Ce que révèle la nuit" joue plutôt sur les parallélismes entre Hector Lenoir et Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux: vie sentimentale particulière (comme s'il en existait de banales, tiens! D'ailleurs, où est passée Justine, son amie?), obsession. Ainsi naissent des résonances! L'auteure s'offre le luxe d'organiser une mystérieuse rencontre entre Hector Lenoir et Jean-Philippe Loy¨s de Chesaux. Est-elle réelle ou rêvée? Pas de réponse...

 

Dès lors qu'il est sujet de comètes, il est évident de placer son roman sous le signe de la nuit. La romancière le fait, avec succès, explorant dans un esprit presque romantique ce que la nuit apporte, révèle même. Dans le canton de Vaud encore sous la tutelle bernoise, l'observation des astres se déroule de nuit, avec un télescope neuf que Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux a élaboré. Les amours et la découverte de leurs aspects les plus tendres sont également nocturnes, à plus d'un titre puisqu'elles ont un parfum de secret et d'interdit pour l'astronome. D'autres épisodes encore se déroulent sous les étoiles, une nuit qui enseigne, faisant de "Ce que révèle la nuit" une belle rhapsodie en bleu nuit.

 

L'auteure se concentre sur les derniers jours de vie, les dernières heures même de Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux. A partir de ce qu'on sait de l'astronome, elle reconstruit un personnage de roman disert, quitte à ce qu'il passe pour inutilement bavard lorsqu'il parle des remèdes de sa mère. On admettra toutefois que ses longues tirades, à ce sujet, constituent une vision de l'histoire d'une médecine en devenir. Autour de la figure de l'astronome, l'auteure construit un univers, dessine des personnages tels que Gaspard, devenu mercenaire. Tout cela existe-t-il? Le lecteur y croit, en tout cas.

 

"Ce que révèle la nuit" réussit le grand écart entre notre époque et le dix-huitième siècle, et s'offre le plaisir de quelques références musicales et littéraires, entre autres à Guillaume Apollinaire ou à Arthur Rimbaud. Un historien attentif pourra certes tiquer sur certaines approximations (par exemple l'idée de "romand" (p. 123, "plateau romand") n'existe pas encore en tant que telle au dix-huitième siècle). Le lecteur goûtera en revanche l'art de la recréation d'un personnage suisse un peu oublié mais qui, malgré son jeune âge, a su marquer l'histoire mondiale de l'astronomie et de la science, sans pour autant oublier qu'il y a un Dieu là-haut. On pourrait aller jusqu'à dire que la vie de Jean-Philippe Loÿs de Cheseaux a eu la durée d'une de ces comètes qu'il aimait à observer.

 

Sylvie Blondel, Ce que révèle la nuit, Zurich, Pearlbooksedition, 2016, préface de Claire Réach.

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