Lu par Jean-Marc Theytaz.
Une pile à lire, c'est un univers! Je m'y suis replongé, et j'en ai tiré le recueil de nouvelles "Rondes" de l'écrivaine française et berbère Leyla Tatzber. Excellent moment, du coup, que la lecture de cet ouvrage à l'écriture exigeante et fine.
On pourra gloser sans fin sur la pertinence du titres, qui n'est pas évidente. Le recueil ne met pas en scène des femmes particulièrement bien en chair, comme on pourrait l'imaginer. Tout au plus acceptera-t-on que ce mot, "Rondes", fait référence à un certain horaire, mentionné dans l'une des nouvelles. Ou que chaque nouvelle est un univers "rond", qui se suffit à lui-même.
Car il est question, dans "Rondes", de création artistique. L'auteure sait interroger celle-ci, par exemple en démystifiant les oeuvres d'art présentées à la Biennale de Venise ("Contre toute attente"). Le dispositif littéraire est simple: le lecteur suit une femme en visite, captivée presque davantage par son téléphone portable qui pourrait sonner que par les oeuvres exposées, présentées comme peu parlantes. Simple, le dispositif l'est du reste un peu partout comme ici: l'auteure n'a besoin que de peu de chose pour monter une histoire, reflet d'un éclat de vie.
Le thème de la création est omniprésent dans "Rondes", volontiers sur le mode de l'interrogation. Le lecteur appréciera la figure de l'écrivain dont l'appartement brûle, dans "L'Incendie", nouvelle amenée par touches lentes. Il goûtera aussi l'évocation de la plaine de Plainpalais à Genève dans "Ici-bas", une évocation qui ouvre la nouvelle et se réclame du Nicolas Gogol des "Nouvelles de Saint-Pétersbourg".
En pointillés, le thème de la mythologie est également présent. C'est dans "Laïos, roi de Thèbes, père d'Oedipe" qu'il prend le plus de place: cette nouvelle revisite le mythe d'Oedipe à la manière moderne. Le lecteur sera donc surpris de voir Jocaste se balader en scooter - et avorter, chez un gynécologie bien d'aujourd'hui. Ce faisant, elle fait capoter un mythe connu, celui d'Oedipe. Cette mythologie antique fait écho aux mythes d'aujourd'hui, tel celui de Georges Brassens, qui irrigue "En ce temps-là...", nouvelle qui clôt lumineusement le recueil.
Les nouvelles de "Rondes" donnent parfois une impression ambivalente de distance, entretenue par une écriture travaillée, délicate et allusive, empreinte de poésie. Impossible d'agir de loin dans "L'Incendie", par exemple, et la narratrice l'accepte presque sereinement; et la distance détestable (on a envie d'agir!) est soulignée par la paire de jumelles à travers laquelle elle voit l'action. Parfois, au contraire, l'écriture rapproche le lecteur de ce qui est dit: une femme qui vit ce qui pourrait être une expérience proche de la mort dans "Ici-bas", laissant entendre que l'âme demeure un moment consciente après la mort. D'une manière générale, du reste, l'utilisation du "Je" implique le lecteur en rapprochant le narrateur.
Il faut peu de choses à l'écrivaine Leyla Tatzber pour faire une nouvelle, et le lecteur goûte la sobriété allusive de chaque texte. Une sobriété qui laisse toute la place à l'expression intérieure des personnages: une épouse qui considère son mari, une femme qui meurt noyée, une autre qui découvre une tombe d'une personne proche. L'impression laissée est celle d'un recueil empreint de culture, écrit tout en exigeante délicatesse.
Leyla Tatzber, Rondes, Charmey, L'Hèbe. 2011.