Lu par Alias, Francis Richard, Mariejuliet.
Que sera la Suisse de demain? Qu'est-elle aujourd'hui? Le recueil de nouvelles "Futurs insolites, laboratoire d'anticipation helvétique" pose cette double question à quatorze écrivains de Suisse et d'ailleurs. Il en résulte un recueil collectif important, en ce sens qu'il donne une visibilité à des écrivains proches de la science-fiction ou désireux de s'essayer au genre après avoir tâté d'autres écritures. Important aussi parce qu'il s'ouvre à des auteurs étrangers, qui offrent ainsi leur regard sur le pays en complément aux auteurs suisses qui ont donné un texte à ce livre.
La Suisse dans les étoiles
Quatorze auteurs, ce sont quatorze démarches. Certaines répondent à tout ce que l'on peut attendre d'une bonne grosse science-fiction, avec guerre des étoiles et tout le tralala. On pense à la nouvelle de Nicolas Alucq, étrangement intitulée "Alleingang", qui revisite les batailles romaines autour du chef celte Divico à la manière de la guerre des étoiles: les amis des vaisseaux spatiaux seront servis, de même que ceux qui aiment le cross-over: jusque dans les étoiles, on utilise des noms celtes ou latins pour désigner les lieux.
On retrouve des ambiances belliqueuses dans "Vreneli" de Julien Chatillon-Fauchez, où les soldats sont démontés et reconstitués au fil des greffes, comme des machines qu'on répare à coups de pièces détachées. Cette nouvelle pose aussi la question de l'allégeance des étrangers, fussent-ils de deuxième ou de troisième génération, à la Suisse, dans le domaine sensible de l'armée.
Quelques stéréotypes revisités
Etrangers? Le rapport de la Suisse à ses migrants est l'un des thèmes abordés par ces nouvelles; on le retrouve, par la bande, dans "Helvé... ciao" d'Emmanuelle Maia, qui donne à voir une technologie numérique rendant toute immigration non souhaitée impossible. Autre grand intérêt de cette nouvelle: elle intègre, à sa manière, le thème du transhumanisme, à travers la figure de ce vieillard cancéreux soutenu par un exosquelette. Crédible, ce récit donne à voir, d'une façon générale, des technologies qui sont aujourd'hui à portée de main.
Les auteurs du recueil ont tous su, à leur manière, évoquer quelques clichés typiquement suisses. Le chemin de fer en fait partie: on le voit futuriste dans "Helvé... ciao", on le retrouve, plus classique et un brin punitif, dans "Sketches helvétiques" de Bruno Pochesci. Certains auteurs ont aussi abordé la question du suicide assisté. En particulier, on appréciera l'humour noir et jouissif de "SuissID" de Vincent Gerber, qui rappelle de loin celui de l'excellent roman "Génie du proxénétisme" de Gabriel Robinson.
Conte et fantastique
La figure de Christoph Blocher semble apparaître dans "La Mémoire de Lo", sans être nommée - difficile du reste de croire que c'est vraiment lui, puisque l'auteur, François Rouiller, lui prête curieusement des accointances avec des groupuscules millénaristes d'extrême-droite, loin du style bien terre-à-terre du tribun de l'UDC. Aux confins du fantastique, et c'est plus intéressant à relever, cette nouvelle évoque, comme son titre le suggère, la mémoire de l'eau, considérée comme une hypothèse sérieuse. Portée par des accents ésotériques séduisants, elle s'achève sur une image de métissage maximal - il est permis d'y voir la métaphore d'un peuple suisse divers mais cohérent, et même accueillant.
Enfin, "La Vallée perdue", nouvelle de l'auteur stéphanois Gulzar Joby, rappelle joliment l'image montagnarde et rurale de la Suisse, immémoriale, malgré quelques approximations géographiques et terminologiques (en français, Chur se dit Coire, et les Grisons, ce n'est pas tout à fait Glaris...) qu'on pardonne volontiers. Il s'amuse à remplacer dans son récit les "petits nains de la montagne" par de bons gros géants gentiment soumis à leurs maîtres. L'auteur glisse en sous-main le thème de la méfiance envers l'étranger, à travers la figure d'un scientifique français. Il en résulte un conte aux allures débonnaires, intemporel plutôt que futuriste. Cette nouvelle se déroule dans les Grisons, où se passe aussi "Mission divine" de Jean-Marc Ligny, qui met en scène un pasteur tueur d'infidèles - c'est sans doute la nouvelle la moins typée "science-fiction" du recueil, à tel point qu'on se demande ce qu'elle fait ici.
Marc Atallah, directeur et curateur de la Maison d'Ailleurs à Yverdon-les-Bains, signe une postface iconoclaste en ce sens qu'elle rejette avec force les termes de "littératures de l'imaginaire" et de "littératures d'anticipation", jugés creux. On lui donne raison en ce sens que toute littérature romanesque est imaginaire à un certain degré. De manière plus spécifique, si les textes de "Futurs insolites" relèvent bien des littératures dites "d'anticipation" ou "de l'imaginaire", ils en disent surtout long sur la Suisse d'aujourd'hui. Plus encore que la recréation d'univers merveilleux du futur, c'est bien dans le regard des auteurs actuels sur une réalité suisse extrapolée à partir de données familières, partagé avec les lecteurs d'aujourd'hui, que réside leur intérêt.
Collectif, Futurs insolites, laboratoire d'anticipation helvétique, anthologie dirigée par Elena Avdija et Jean-François Thomas, Vevey, Hélice Hélas, 2016, postface de Marc Atallah.