La cité où vit le narrateur d'"A l'ombre de la
marquise", d'Yvan Dalain, trouve trop petite la ville vaudoise où il vit - quelque chose qui fait penser à Payerne, Moudon ou Yverdon. Retraité, le narrateur se met donc à rêver, assis sous la
marquise de la gare, en regardant passer les trains, voyageurs vers l'inconnu... Et cela donne un roman aux accents picaresques dont le cadre se situe entre la Suisse et l'Espagne.
Né en 1929, décédé en 2007, l'auteur suisse Yvan Dalain a eu plusieurs vies: il a été tour à tour réalisateur, photographe, comédien, etc. Il a même écrit, avec le journaliste suisse Jacques
Pilet, une enquête sur l'affaire du meurtre de Payerne qui a servi d'argument au roman "Un Juif pour l'exemple" de Jacques Chessex... en 1977 déjà! Et c'est à la retraite qu'il est entré en
écriture. "A l'ombre de la marquise" entre pile poil dans le trip du roman de retraité nostalgique, avec ses travers mais aussi avec ses forces. Les forces? On trouve ici une
désinvolture certaine, qui se traduit par un langage volontairement relâché, nimbé de tonnes d'oralité. Cela permet de camper sans équivoque un personnage crédible, humain, dans lequel on peut se
reconnaître pour le pire et le meilleur. Les travers? Dès le départ, l'auteur recourt au flash-back et raconte ses souvenirs de reporter ayant rencontré les people du vingtième siècle, histoires
d'hier, choses vues qui ne sont plus les mêmes (ce qui est naturellement désolant!), etc. Et naturellement, on trouve là des pages sur la vie quotidienne de retraité, parfois convenues
(l'agenda de ministre du retraité, plus occupé que n'importe quel manager), parfois très originales (la typologie des retraités de sexe masculin qui font les courses pour leur ménage, caddie
devant eux, au supermarché). Nostalgie aussi, parce que dans le discours du narrateur, transparaît souvent, sans que cela soit frontalement affirmé, ce côté "c'était mieux avant" - par
exemple quand c'étaient de vrais humains qui vendaient des billets à la gare, et pas des distributeurs à écrans tactiles.
Et souvent, enfin, revient le couplet du retour à une seconde jeunesse - en particulier lorsque le narrateur rencontre l'énigmatique gitane Lucia.
Justement, la pauvre Lucia, dont l'histoire tragique constitue un récit enchâssé plutôt pittoresque, constitue le virage intéressant du récit. Le narrateur voyage à travers l'Espagne en
train, se remémore son passé, ses bribes de gloire glanées au long de son existence (une existence qui aurait pu être celle d'Yvan Dalain lui-même, tant le narrateur ressemble à l'auteur,
poussant la proximité jusqu'à partager sa judéité), et la rencontre fait basculer le récit dans quelque chose d'autre. Lucia s'avère en effet une bonne fortune pour le narrateur. Cela donne
lieu à quelques pages qui se veulent érotiques, mais qui, à mon avis, manquent un peu leur effet: il ne suffit pas d'écrire "J'étais très excité" pour que le lecteur ressente cette
excitation...
... le rêve, l'auteur le fait naître avec plus de succès lorsqu'il narre la création du cirque des ringards, où se produisent de vieilles gloires sur lesquelles le public est invité à balancer
des polochons. Tendresse? L'auteur en est capable quand il le faut; mais il sait aussi peindre les aigreurs de ces "has-been" aigris qui croient encore, bien qu'âgés et hors d'état de nuire, que
tous les égards leur sont dus.
Le narrateur lui-même, s'il sait penser, n'échappe pas à ses propres contradictions. Il se dit apolitique et athée, refusant toutes les religions, qu'il considère comme autant de responsables de
morts innombrables - mais un certain athéisme n'a-t-il pas, lui aussi, un peu de sang sur les mains? Face à cela, seul un déisme bien compris, Daïmôn personnel à la manière de Socrate ou GADLU
(Grand Architecte De L'Univers) à la façon des francs-maçons, aurait pu, peut-être, lui offrir la voie étroite d'une solution acceptable. Le bonhomme tient par ailleurs à la
liberté, à la paix, à la nature; or, on a aussi tué au nom de la liberté et de la paix; quant à la nature, certains n'hésitent pas à affirmer que sa sauvegarde est devenue une
religion... voilà un peu ce que j'aurais eu envie de dire au bonhomme! Bonhomme qui, du reste, respecte les sentiments religieux et les accommodements qu'on trouve pour les mettre en harmonie
avec sa vie sur Terre.
Jouant un peu trop volontiers sur la corde des souvenirs racontés à la manière de vieux récits de guerre, ce roman laisse donc l'impression d'être très tourné vers le passé, malgré tout. Le
prière d'insérer le rapproche d'un certain Woody Allen; j'ai plutôt l'impression qu'on est dans le road (ou rail) story, avec aussi quelques ingrédients du roman picaresque (récits enchâssés,
bonnes fortunes, etc.), sans en avoir le souffle ("A l'ombre de la marquise" pèse un peu plus de 200 pages, écrites assez gros). Reste que le style d'Yvan Dalain, s'il reste simple (il pourrait
jouer davantage sur les rythmes de narration, par exemple, afin d'obtenir de bons effets dramatiques), a le mérite d'être fluide; les chapitres sont courts, découpés en paragraphes brefs - donc
de quoi faire en sorte que malgré les approximations de tout poil, ça se lit très vite.
Yvan Dalain, A l'ombre de la marquise, Vevey, L'Aire, 2003.
Photo de l'auteur: http://www.images.ch.