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23 avril 2016 6 23 /04 /avril /2016 15:40

Tatzber RondesLu par Jean-Marc Theytaz.

 

Une pile à lire, c'est un univers! Je m'y suis replongé, et j'en ai tiré le recueil de nouvelles "Rondes" de l'écrivaine française et berbère Leyla Tatzber. Excellent moment, du coup, que la lecture de cet ouvrage à l'écriture exigeante et fine.

 

On pourra gloser sans fin sur la pertinence du titres, qui n'est pas évidente. Le recueil ne met pas en scène des femmes particulièrement bien en chair, comme on pourrait l'imaginer. Tout au plus acceptera-t-on que ce mot, "Rondes", fait référence à un certain horaire, mentionné dans l'une des nouvelles. Ou que chaque nouvelle est un univers "rond", qui se suffit à lui-même.

 

Car il est question, dans "Rondes", de création artistique. L'auteure sait interroger celle-ci, par exemple en démystifiant les oeuvres d'art présentées à la Biennale de Venise ("Contre toute attente"). Le dispositif littéraire est simple: le lecteur suit une femme en visite, captivée presque davantage par son téléphone portable qui pourrait sonner que par les oeuvres exposées, présentées comme peu parlantes. Simple, le dispositif l'est du reste un peu partout comme ici: l'auteure n'a besoin que de peu de chose pour monter une histoire, reflet d'un éclat de vie.

 

Le thème de la création est omniprésent dans "Rondes", volontiers sur le mode de l'interrogation. Le lecteur appréciera la figure de l'écrivain dont l'appartement brûle, dans "L'Incendie", nouvelle amenée par touches lentes. Il goûtera aussi l'évocation de la plaine de Plainpalais à Genève dans "Ici-bas", une évocation qui ouvre la nouvelle et se réclame du Nicolas Gogol des "Nouvelles de Saint-Pétersbourg".

 

En pointillés, le thème de la mythologie est également présent. C'est dans "Laïos, roi de Thèbes, père d'Oedipe" qu'il prend le plus de place: cette nouvelle revisite le mythe d'Oedipe à la manière moderne. Le lecteur sera donc surpris de voir Jocaste se balader en scooter - et avorter, chez un gynécologie bien d'aujourd'hui. Ce faisant, elle fait capoter un mythe connu, celui d'Oedipe. Cette mythologie antique fait écho aux mythes d'aujourd'hui, tel celui de Georges Brassens, qui irrigue "En ce temps-là...", nouvelle qui clôt lumineusement le recueil.

 

Les nouvelles de "Rondes" donnent parfois une impression ambivalente de distance, entretenue par une écriture travaillée, délicate et allusive, empreinte de poésie. Impossible d'agir de loin dans "L'Incendie", par exemple, et la narratrice l'accepte presque sereinement; et la distance détestable (on a envie d'agir!) est soulignée par la paire de jumelles à travers laquelle elle voit l'action. Parfois, au contraire, l'écriture rapproche le lecteur de ce qui est dit: une femme qui vit ce qui pourrait être une expérience proche de la mort dans "Ici-bas", laissant entendre que l'âme demeure un moment consciente après la mort. D'une manière générale, du reste, l'utilisation du "Je" implique le lecteur en rapprochant le narrateur.

 

Il faut peu de choses à l'écrivaine Leyla Tatzber pour faire une nouvelle, et le lecteur goûte la sobriété allusive de chaque texte. Une sobriété qui laisse toute la place à l'expression intérieure des personnages: une épouse qui considère son mari, une femme qui meurt noyée, une autre qui découvre une tombe d'une personne proche. L'impression laissée est celle d'un recueil empreint de culture, écrit tout en exigeante délicatesse.

 

Leyla Tatzber, Rondes, Charmey, L'Hèbe. 2011.

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9 avril 2016 6 09 /04 /avril /2016 18:51

Buhler ChimèreRoman vrai, vrai roman: bien malin qui saura démêler le vrai du faux dans "Le Pope de Chimère", roman de l'écrivain et voyageur chaux-de-fonnier Jean Buhler, qui se présente comme un fils spirituel de Blaise Cendrars.

 

Jean B., Jean Brûlé: l'auteur ne se nomme guère lui-même dans "Le Pope de Chimère", si ce n'est par de faux noms qu'il se donne ou dont d'autres l'affublent. Ce jeu sur les noms s'intègre à une écriture qui fait la part belle aux jeux de mots, parfois très finement trouvés, sans que cela ne devienne jamais pesant: mots qui riment, métaphores filées, exploration de champs lexicaux.

 

Et de quoi s'agit-il? L'auteur relate les voyages en Europe dans lesquels il s'est lancé une fois son bac en poche, jusqu'à ce que le service militaire le rappelle en Suisse. Picaro des temps modernes, vivant au jour le jour sur le trimard, un jour riche, le lendemain à l'article de la mort, il explore tour à tour l'Italie, l'Albanie, la France, la Belgique, l'Allemagne. Cela, dans les années de l'immédiat avant-guerre: acteurs parmi d'autres, fascistes et nazis jouent ici leur rôle.

 

Ce roman s'ouvre sur un chapitre splendide, à la poésie exigeante, lente et copieuse, qui mérite toute l'attention du lecteur. L'auteur y dit non à Procuste, personnage qui lui sert de métaphore aux vies tracées en prêt-à-porter, mal taillées, que la société propose aux hommes et aux femmes de son temps: travail salarié, mariage heureux, bonne retraite, etc. Un moule auquel l'auteur, un brin anarchiste, affirme avec force ne pas vouloir s'ajuster. En particulier, l'université, de Neuchâtel ou de Genève, lui pèse...

 

Le narrateur relate ses pérégrinations de manière lucide, loin d'une exaltation peu réaliste de la vie sur les routes et de ses avantages. De gré ou de force, il s'accommode de mensonges et d'astuces, jusqu'à un certain point, et vit avec l'idée qu'il déçoit des parents qui avaient prévu d'autres projets pour lui. Enfin, le récit dévoile sans fard les doutes du narrateur, et la tentation de rentrer dans un moule qui paraît bien confortable à celui qui a faim et doit composer avec un statut hors norme.

 

Cela n'empêche pas de relater des moments intenses, tels le carnaval de Naples ou le moment où on l'invite à devenir pope dans un village albanais, après une formation longue - un engagement excessif pour le narrateur, qui trouve aussi le moyen de se marier (vraiment?) avec une belle, jeune et espiègle Tzigane au Kosovo. Jamais, cependant, le narrateur ne va se fixer.

 

En définitive, c'est à un voyage opulent que Jean Buhler invite ses lecteurs. Un voyage dont les péripéties émeuvent ou font sourire, reflets de la jeunesse picaresque et formatrice d'un écrivain aux semelles de vent, formé à l'école de la route, toujours à la poursuite d'une chimère.

 

Jean Buhler, Le Pope de Chimère, Vevey, L'Aire, 2001.

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2 avril 2016 6 02 /04 /avril /2016 16:21

Philippe GrillonDe la musique avant toute chose: c'est sur un air de Richard Strauss que s'ouvre "Le Grillon et la Maréchale", recueil de nouvelles de l'écrivain jurassien Vincent Philippe. Des nouvelles? Ce sont là vingt-quatre textes aux inspirations diverses qui se donnent la main, autour de thèmes variés à travers lesquels l'écrivain glisse doucement.

 

La légèreté que peut conférer la musique domine les premiers textes de ce recueil. Dans la nouvelle éponyme du recueil, le lecteur s'énervera et s'amusera à la fois avec la fameuse Maréchale, une cantatrice un peu bizarre qui subit, lors d'une interprétation d'un air tiré du "Chevalier à la Rose" de Richard Strauss, la concurrence inattendue d'un grillon. Ensuite, on passe à Schubert, à Mozart aussi - qu'on trouve de manière un brin improbable chez une prostituée aussi experte en musique salzbourgeoise qu'en galipettes ("Köchel").

 

Puis l'auteur délaisse le thème de la musique pour aborder d'autres rivages. Le lecteur apprécie les facettes diverses du talent de l'écrivain, qu'il est capable de moduler avec délicatesse et sensibilité en fonction des situations. "Triangle", en particulier, donne la parole à trois personnages distincts, réunis par le hasard dans une brasserie parisienne. Le jeu des points de vue y est adroit et délicieux.

 

L'auteur ose aussi de courtes nouvelles d'inspiration policière, avant d'achever son ouvrage sur des textes utilisant le ressort classique de l'incertitude cher au fantastique. Avec "Sainte Pétronille", nouvelle qui achève le recueil, c'est carrément le Pape qui est convoqué - un certain Jean Paul II, bien esquissé, tout à fait en phase avec l'époque de publication de l'ouvrage. Cela, sur une demande mystérieuse: "Karol, as-tu une fille?".

 

Les nouvelles du recueil "Le Grillon et la Maréchale" sont courtes (de l'ordre de cinq ou six pages), rapides, écrites dans un style sage et fluide, dépourvu d'esbroufes déplacées mais qui sonne juste jusqu'aux chutes. Le lecteur sourira à plus d'une occasion face à certaines situations, et gardera le souvenir d'un ouvrage tout de finesse. Il verra pas mal Paris au fil des pages, davantage que la Suisse, et se retrouvera plongé dans une époque pas si ancienne, mais déjà si différente: chez cet auteur, il y a encore des cabines téléphoniques et l'on fume encore dans les restaurants.

 

Vincent Philippe, Le Grillon et la Maréchale, Vevey, L'Aire, 2004.

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1 avril 2016 5 01 /04 /avril /2016 22:29

Incardona PermisLu par Francis Richard.

 

Connu pour ses romans policiers, Joseph Incardona offre avec "Permis C" un roman d'une autre trempe - son livre le plus personnel, dit la quatrième page de couverture. Sur la couverture, justement (photo de Marta Nardini), un gamin fait la planche, les yeux clos, les lèvres dessinant un sourire énigmatique. Ce gamin, est-ce celui que le lecteur va entendre parler tout au long de ce dixième roman de l'écrivain?

 

"Mon père avait perdu son travail, et il fallait à nouveau déménager." L'incipit pose d'emblée un contexte marqué par l'instabilité, vécue par un enfant d'une douzaine d'années. On pense vite aux implications: nouvelle école (la dixième en sept ans), nouveaux camarades (ou pas), nouveaux p'tits cons qui harcèlent le gosse. Sa situation est dessinée rapidement: enfant d'une mère suisse et d'un père italien vivant du côté de Genève dans les années 1979, il se trouve dans un no man's land identitaire qui l'empêche de s'intégrer au camp des Italiens pur jus (durant les vacances) ou à celui des Suisses de souche (à tous les autres moments). L'auteur suggère ainsi que si l'initiative xénophobe Schwarzenbach (1970) n'a pas passé l'épreuve des urnes, il restait encore, à la fin des années 1970, des gens qui n'en pensaient pas moins à l'encontre des immigrés italiens.

 

L'auteur dessine donc un gamin ni Suisse ni Italien, "guelfe au gibelin et gibelin au guelfe" pour reprendre le mot de Montaigne, qui prend des coups, beaucoup, mais qui sait aussi trouver des chemins pour pallier l'isolement. Et qui cherche aussi sa route, entre enfance et adolescence. L'auteur joue d'ailleurs sur les deux tableaux, en alternance, en finesse ou avec vigueur. Ainsi, l'enfant est capable de négocier l'asservissement d'un plus faible que lui contre la collection complète des Buck Danny; et l'adolescent découvre qu'il peut plaire aux femmes et.. que son sexe a une vie propre. Ainsi dessine-t-il ce moment particulier où l'on a un pied dans cette enfance difficile à quitter quand même, et l'autre, déjà, dans ce qui sera le monde adulte. Roman d'apprentissage, alors? Il y a de ça.

 

Le ton de la narration interroge le lecteur. Qui parle, en effet? Est-ce le gamin? Est-ce l'adulte qui se souvient? L'auteur ose un mode intermédiaire. Dès lors, "Permis C" a la voix particulière d'un adulte qui tient à relater sa vie d'enfant telle qu'elle fut, avec le minimum de recul possible... mais avec des mots qui, souvent, sont ceux d'une grande personne. Là aussi, l'écrivain cherche à jouer sur deux tableaux, avec succès: il crée une voix tout à fait personnelle.

 

Et ce "Permis C", alors? En droit suisse, le truc qui donne son titre à ce livre est un permis de séjour permanent remis aux étrangers vivant en Suisse depuis un certain nombre d'années, pouvant faire montre d'une certaine stabilité de vie. Stabilité... Celle-ci n'est de loin pas acquise pour la famille de l'enfant mis en scène, dont le père accumule les jobs précaires, dont la mère va peut-être divorcer. Cela, sans oublier le rejet constant dont l'enfant narrateur fait l'objet. Du coup, la narration confère à ce document administratif le caractère d'un inaccessible Saint Graal, porte ouverte à une intégration sereine... et gage, en l'occurrence, d'une impossible stabilité.

 

Oscillant sans doute entre souvenir et recréation d'une enfance passée, l'écrivain a dû mettre quelque chose de sa vie dans ce livre, que l'éditeur présente comme un "roman". Une impression renforcée par les aptitudes en rédaction que l'auteur prête à son personnage. De bonheurs fugaces en péripéties pénibles, en tout cas, l'auteur dessine une tranche de vie essentielle d'un humain situé entre deux eaux à plus d'un titre, qui ne trouve pied nulle part, et qui se construit pourtant peu à peu au milieu des humains.

 

Joseph Incardona, Permis C, Lausanne, BSN Press, 2016.

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31 mars 2016 4 31 /03 /mars /2016 21:04

Saegesser SutureLu par Francis Richard, Stella.

Défi Premier roman.

 

Dans sa postface du roman "Parcours dans un miroir" de Roger-Louis Junod (paru aux éditions Infolio), le professeur Philippe Renaud note qu'il est fréquent que pour un premier roman, un écrivain fasse évoluer le personnage d'un écrivain. Mais si celui de "Parcours dans un miroir" connaît l'échec, Arthur, narrateur de "Point de suture", connaît le succès littéraire. Dans le premier roman du journaliste et écrivain suisse Florian Sägesser, paru chez Olivier Morattel et mené par une écriture vive, les fêlures sont d'un tout autre ordre... Y aura-t-il suture? Le titre assume son double sens.

 

L'histoire? Au terme d'un divorce aux conditions absurdes, deux frères (huit et treize ans) sont séparés, l'un allant vivre chez son père, l'autre chez sa mère. Un océan va les séparer: Rémy reste à Paris avec son père alors qu'Arthur s'en va aux Etats-Unis avec sa mère. Et vingt-cinq ans plus tard, alors qu'ils ne se sont jamais revus depuis, l'artiste Rémy téléphone à son frère devenu écrivain pour qu'il vienne écrire sa biographie. Le temps presse!

 

L'accomplissement de soi par les arts: l'idée transparaît tout au long du roman. Arthur, en particulier, parle de lui, de sa vocation d'écrivain, de sa première librairie. Le succès apparaît dès lors comme le contrecoup, la "floraison par défaut" d'un virage de vie cruel.

 

Dès les premières pages, il sera question d'un deuil, celui d'une figure de mentor littéraire pour Arthur - son décès le touchera comme si Sean était son père, remplaçant celui resté en France et avec lequel il n'a pas construit une relation filiale digne de ce nom. Cette disparition initiale en appelle un autre, mais va-t-elle s'accomplir? En écho, se trouve aussi la redécouverte par Arthur de la toute première oeuvre, sauvage, de son frère Rémy: un tag représentant le Joker. L'auteur place cet élément aux premier et dernier chapitres, comme pour boucler une boucle, la parenthèse d'une rencontre d'exception.

 

En décrivant les retrouvailles entre les deux frères à Paris, l'auteur dessine leurs caractères, révèle un Rémy bavard face à son biographe, s'étendant en de longues stances. Est-il possible de recréer un lien brisé par les règles d'un divorce absurde? Les deux personnages auront essayé, en tout cas.

 

Arthur, le narrateur, s'exprime personnellement dans des chapitres courts paraissant tirés d'une interview. Ceux-ci fonctionnent comme des commentaires, des prises de recul face au récit. Elles donnent aussi un supplément d'espace à Arthur, et soulignent sa stature d'écrivain à succès que l'on interroge sur ses livres. A ce titre, et comme les questions portent sur la biographie rédigée sur son frère, ces fragments d'entretien sont aussi la vision d'un avenir couronné de succès littéraire. Avec, toujours, la vie qui doit continuer avec la balafre de la séparation.

 

Florian Sägesser, Point de suture, Lausanne, Olivier Morattel Editeur, 2016.

Autre titre cité: Roger-Louis Junod, Parcours dans un miroir, Gollion, InFolio, 2013.

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12 mars 2016 6 12 /03 /mars /2016 15:38

Stagoll ToitDéfi Premier roman (au pluriel, pour le coup).

 

Souvenons-nous un instant: "Par-dessus le toit" fait partie des quatre premiers romans de Joëlle Stagoll (1939-2016), publiés simultanément par les éditions de L'Hèbe en 2004. Une folie que l'éditeur assume pleinement, et qui a permis à Joëlle Stagoll, romancière et slameuse, d'entrer par la grande porte dans le monde des lettres romandes. Le mois dernier, elle a quitté ce monde, laissant le souvenir d'une écrivaine à la prose travaillée, puisée au tréfonds d'elle-même. Une solidité d'écriture qui contraste avec son apparence fragile!

 

C'est à un sacré voyage humain que "Par-dessus le toit" invite son lectorat. Pensez: nous avons un homme, migrant venu s'établir en des terres plus calmes que celle de ses origines - on peut penser à l'ex-Yougoslavie - et amnésique. Face à lui, un fils, Thomas, trop jeune pour comprendre, et une fille, Sarah, qui, pour le préserver, évite soigneusement toute allusion à son passé. Si ce n'est, peut-être, pour le magnifier envers les tiers. Du coup, il y a une prise en charge, assurée par une assistante mariée et qui a un amant.

 

Poésie il y a, d'emblée, et fallacieuse, dans la manière dont la fille recrée et masque le passé pour le remodeler à sa manière. Elle cache une photo de famille où apparaît sa mère morte, imagine ce que peut être le métier de son père (transitaire, transitoire? C'est bien abstrait!). Cela va jusqu'à un petit côté manipulateur, qui s'exprime entre autres lorsque Sarah dialogue avec Thomas, son petit frère - on les imagine au lit, côte à côte, alors qu'ils devraient dormir... Tout cela, pour préserver le père du souvenir d'un passé qu'on devine difficile.

 

La romancière fait aussi oeuvre de poète en donnant à voir des personnages bien caractérisés par leur expression. On goûte à la jeunesse de la voix de Sarah, on sourit au français brut et rythmé, de Thomas. Et l'on relève aussi que plus que tout autre, le père raconte un récit ancré dans le présent et ses aspects concrets - une narration sans racines lointaines, qui donne à voir ce que pourrait être un amnésique.

 

Cela fait contrepoint avec le jeu des souvenirs de l'assistante, qui se rappelle des sorties en forêt et de la cueillette des champignons - et jongle avec une organisation quotidienne complexe qui donne aussi un rythme au récit. Autour d'elle, deux hommes, je l'ai dit: ceux que tout devrait éloigner finissent par se rapprocher autour de cette assistante, soudain disparue. La romancière agence son récit de manière à ce que ce rapprochement soit crédible, si surprenant qu'il soit: rivaux, deux hommes se découvrent alliés.

 

"Par-dessus le toit" est un roman splendide et dense sur la mémoire, qui ose le sourire à l'occasion. Son écriture est marquée par un travail extrême qui donne la part belle au rythme et aux voix. Et au fil des pages, un seul rappel: la vie continue, dans les petites choses comme dans les grandes: retrouver la mémoire, agencer un repas pour son amante, garder jalousement une photo de famille.

 

Joëlle Stagoll, Par-dessus le toit, Charmey, L'Hèbe, 2004.

 

La Société fribourgeoise des écrivains organise une soirée autour de Joëlle Stagoll jeudi 17 mars 2016 à l'Espace Phénix de Fribourg, à 20h30. La poétesse Jacqueline Sudan-Trehern lira des textes de Joëlle Stagoll; Pierre-Bernard Sudan ponctuera ces lectures d'interventions musicales au violoncelle.

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7 mars 2016 1 07 /03 /mars /2016 20:44

BarragesAprès plusieurs romans, l'écrivaine valaisanne Gwénaëlle Kempter a choisi d'offrir à son lectorat trois nouvelles longues, ou "novellas". Un bouquet recueilli sous le titre de "Barrages", pertinent à plus d'un titre: l'auteure poursuit son exploration de l'âme masculine et a le chic pour en déceler les blocages - les barrages justement.

 

De ce point de vue, "Les secrets des hommes", dernière novella du recueil, s'avère emblématique. Le lecteur est plongé dans un de ces textes fascinants où les secrets se cachent derrière les dehors les plus lisses et les plus agréables: tout commence autour d'une bonne bière après une bonne journée de travail... et c'est là qu'arrive le grain de sable, annonciateur de terribles vérités: suicides, avortements, assassinats, accidents suspects, on ne sait plus de quoi l'on parle. Ironie de l'auteure, le bistrot où se déguste la bière est peuplé d'habitués qui, tous, sont acteurs des terribles secrets qui émaillent le récit. Après une telle scène d'exposition, la bière aura un goût particulièrement amer...

 

Avec "Barrages", Gwénaëlle Kempter promet un ouvrage plus valaisan que ses précédents opus. Pari tenu! Un titre pareil ne manque pas d'évoquer le barrage de la Grande-Dixence, déjà chanté par Maurice Chappaz. L'ouvrage d'art apparaît en arrière-plan, juste assez pour dire qu'il est là. Plus important du point de vue formel, l'écrivaine installe l'ambiance en parlant de bisses et de mayens qu'il faut entretenir. La plus américaine des nouvelles du recueil, "La meute", ose elle aussi l'helvétisme... Et puis - et c'est là le meilleur - dans la mesure où le Valais est un monde de montagnes, l'auteure réserve dans "Les secrets des hommes" des pages obsédantes sur l'expérience de l'alpinisme, de la grimpe à la récompense des sommets.

 

Et l'homme? L'auteure a le chic pour en identifier les fiertés qui s'affrontent. C'est là-dessus que se construit "Barrages", nouvelle éponyme qui n'est pas sans rappeler son premier roman "Le Maître Loup". "Barrages" met en scène un voyageur mal identifié, réfugié peut-être, arrivé dans une communauté qui se débrouille pour vivre en autarcie. Dans les trois novellas, les dialogues vont à l'essentiel, revêtant en priorité une fonction de communication. En revanche, l'auteure excelle à reproduire le langage non verbal, ô combien expressif, et à faire jaillir la part sauvage de l'homme - un homme qu'elle montre dépouillé d'atours inutiles, toujours proche de la nature qui l'entoure. Ce que souligne encore la présence d'animaux domestiques, dont la présence est plus ou moins souhaitée: un loup fidèle dans "Barrages", un chien abandonné et recueilli dans "La Meute". En définitive, ces animaux mettent en lumière, avec force, la part animale des personnages qui peuplent le recueil. Une part animale vue comme une nécessaire évidence.

 

C'est que l'auteure de "Barrages" retrouve enfin une idée bien présente dans son oeuvre, celle de mondes post-apocalyptiques et pourtant familiers, qui poussent l'humain à repenser son rapport à la nature: un Valais qui survit à une catastrophe indéfinie et qui va en subir une autre dans "Barrages", une Amérique dont les habitants sont soudain obligés de fuir de chez eux, sans qu'on sache pourquoi. Le caractère indéfini des cataclysmes à l'origine de ces deux nouvelles souligne, semble-t-il, leur terrifiante absurdité, l'impossibilité de les saisir pour l'âme humaine. Et les circonstances finiront par décider de la route de chacun...

 

Gwénaëlle Kempter, Barrages, publié en autoédition. Pour passer commande, c'est sur Lulu.com que ça se passe.

 

Merci à Gwénaëlle Kempter pour l'envoi d'un exemplaire de "Barrages".

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26 février 2016 5 26 /02 /février /2016 22:38

Imsand MuséeLu par Francis Richard.

Défi Premier roman.

 

Plusieurs personnages se côtoient dans "Le musée brûle", premier roman de la peintre lausannoise Marie-José Imsand. Cela, dans un contexte qui oscille entre Lausanne et la Roumanie et s'ouvre sur un décès: celui de Pablo, le père de Cyan. Décès suivi d'un rituel qui permet à Cyan, artiste, de faire une parenthèse lausannoise dans sa vie, sous la houlette de David, ami du père défunt - un devoir d'amitié.

 

Musicien, photographe, peintre, plasticienne: les différentes formes d'art se côtoient, s'entrechoquent ou s'évitent dans "Le musée brûle". Photographe de presse, David va réaliser un reportage en Irak. Pendant ce temps, Cyan et Jaïna, fille de David, vivent côte à côte l'un de l'autre. Jaïna signe le vernissage d'une installation moderne dont la description détachée épate le lecteur, Cyan devient balayeur pour assurer son indépendance économique, et se perfectionne aux beaux-arts à Lausanne - comme artiste, son prénom est prédestiné. Tout cela, sans oublier la figure tutélaire de feu Pablo le musicien - et l'omniprésence des livres chez David, lecteur du philosophe Alain.

 

"Le musée brûle"? Il y a certes un incendie au musée dans ce roman; mais la rencontre entre des artistes ne peut-elle pas être incandescente aussi, au figuré? Dans ce roman, les artistes se frottent, sans que n'éclate, ou si peu, un flamboiement créatif, au niveau de l'histoire du moins: en fin de roman, chacun retourne vaquer à ses occupations, certes enrichi par cette tranche de vie, et Cyan, définitivement une belle personne, retourne en Roumanie. L'auteure, de ce point de vue, boucle la boucle en reprenant, vers la fin du roman, l'image initiale du café soluble dilué dans de l'eau chaude du robinet.

 

L'écriture a de quoi surprendre. Un brin désordonnée, se construisant de manière naturelle et brute, elle balade le lecteur et le déroute parfois, même si l'histoire avance de façon cohérente. Elle passe de la troisième à la première personne sans crier gare parfois, laissant au lecteur le soin de négocier le virage. En fil de récit, cependant, quelques indications apparaissent, donnant des pistes. Et l'écriture, compacte, laisse libre cours au vécu et aux ressentis des personnages - des choses qu'ils expriment comme ils les pensent, comme ils les vivent, sans artifices.

 

Marie-José Imsand, Le musée brûle, Lausanne, BSN Press, 2016.

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23 février 2016 2 23 /02 /février /2016 21:33

Rosso Pituicyte.Défi Premier roman.

 

Imaginez que vous vous trouvez nez à nez avec une cellule - un de ces éléments souples et bonasses qui constituent le vivant. Imaginez même que vous puissiez l'embrasser. Tout cela, la romancière et chercheuse suisse Lia Rosso le met en scène dans "Le Pituicyte", un premier "roman scientifique" empreint de sensibilité et porteur d'idées larges.

 

Idées larges? En sous-titrant son ouvrage "roman scientifique", l'auteure conditionne son lecteur. En le baladant dans un roman qui recèle des pages incroyables, où le chamanisme a autant droit de cité que l'observation au microscope, la romancière affirme que la science va au-delà de ce qu'une raison étroite et étriquée peut concevoir, et peut même tutoyer la possibilité de Dieu. Et enfin, que le monde du vivant recèle de nombreuses surprises à celui qui veut bien s'y intéresser. "Le Pituicyte" est vecteur d'une certaine sagesse, volontiers empreinte de bon sens mais qu'on oublie parfois d'entendre.

 

Chacun des personnages principaux doit trouver sa voie dans "Le Pituicyte", qu'elle soit amoureuse ou scientifique. L'auteure met en scène deux figures féminines à la fois proches et dissemblables: Carole, la scientifique froide et menteuse prête à tout pour arriver, et Sonja, au regard franc et aux origines mystérieuses. Point commun: toutes deux portent une blessure qui conditionne leur fonctionnement. Certes, on peut regretter que Carole, dans la dernière ligne droite, se montre étrangement peu pugnace dès lors qu'il s'agit de récupérer son ex-amant, Laurent, tombé dans les bras de Sonja. On préfère apprécier le côté convaincant, construit, des racines de ces deux personnages féminins, en particulier celui de Sonja, pour le moins original.

 

Mais un pituicyte, en somme, qu'est-ce? C'est le personnage le plus original du roman éponyme... et il s'agit d'une cellule. L'auteure lui confère une sagesse étonnante, mais sait aussi dessiner ses faiblesses, qui sont celles d'êtres vivants placés, mettons, dans une boîte de Petri ou sous un microscope. Par un tour de passe-passe, Sonja puis Laurent se retrouvent à converser avec ce pituicyte, face à face. Les échanges de liquide sont la norme au niveau cellulaire: ils sont un vecteur de communication. Avec pertinence, l'auteure met cela en perspective avec les larmes: au niveau humain, celles-ci sont un thème constant du roman, voire un enjeu clé pour l'un ou l'autre personnage.

 

"Roman scientifique", enfin, par les mots. Mais qu'on n'ait crainte: la narration est portée par une intrigue amoureuse accessible, et les mots difficiles, pointus, empruntés au monde des sciences sont explicités en fin de livre, dans un lexique idéal pour rafraîchir la mémoire du lectorat. Plus que cette intrigue amoureuse et cellulaire, cependant, l'intérêt majeur du "Pituicyte" réside dans les questions posées au sujet de la science et du rapport de l'humain aux autres êtres vivants, dans un esprit éthique qui interpelle.

 

Lia Rosso, Le Pituicyte, Léchelles, Rosso Editions, 2015.

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18 février 2016 4 18 /02 /février /2016 23:01

Rychner CollectionDes voix. Un nom, ou deux, à peine. Des profils. Et des situations. "Petite collection d'instants fossiles" est un recueil de nouvelles fulgurantes, tournant autour des minuscules virages que peut prendre le quotidien. A chaque fois, l'écrivaine suisse Antoinette Rychner vise avec précision et atteint sa cible. En s'offrant parfois le beau luxe d'un soupçon d'humour à froid.

 

Vingt-sept instants-fossiles, vingt-sept moments saisis sur le vif, photographiés voudrait-on dire, et pour ainsi dire immobilisés par l'écrit. Le lecteur est frappé par la diversité des situations et personnages qu'il croise. Une fois, ce sera une enfant qui perd un éventail auquel elle tient. Une autre fois, un skieur qui voit sa mère dans le public et s'arrête de skier. A chaque nouvelle, l'auteure identifie un point de bascule infime, un grain de sable qui va changer le cours des choses du tout au tout.

 

Jamais, cependant, on ne dérape dans l'extravagant. Si diverses qu'elles soient, les situations décrites relèvent de la vie ordinaire. Le lecteur entre donc sans peine en résonance avec elles. Il s'y reconnaîtra, aura peut-être même vécu un moment du même genre que ceux décrits par l'auteure.

 

Un peu d'humour ne saurait manquer, par exemple pour faire tomber de son piédestal un professeur d'université réputé intouchable: l'auteure ose l'appeler Richard Lemonstre. Une figure qui revient çà et là dans le recueil, lui offrant une pointe d'unité supplémentaire. On sourit aussi à certaines expressions ("en tenir une sacrée caramelle"...), de même qu'au portrait de certains personnages comme le bonhomme de "Hommage à la première gorgée", si prévisible: on peut en faire un questionnaire à cocher, et l'auteure a cette audace...

 

Directe et décomplexée, mais aussi sobre et épurée, l'écriture d'Antoinette Rychner touche juste. A l'heure où cette écrivaine vient de décrocher un Prix suisse de littérature pour son roman "Le Prix", il est bienvenu de faire sa connaissance en revenant aux sources, avec ce recueil de nouvelles - c'est son premier livre - qu'est "Petite collection d'instants-fossiles".

 

Antoinette Rychner, Petite collection d'instants-fossiles, Charmey, Editions de l'Hèbe, 2010.

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