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24 novembre 2015 2 24 /11 /novembre /2015 21:52

Gaillard RoseDéfi Premier roman.

Le site de l'auteure.

 

Quand les querelles de voisinage sont le premier poison du vivre-ensemble... Dans son premier roman, intitulé "Allons voir si la rose...", Catherine Gaillard-Sarron installe une bisbille entre monomaniaques, et s'amuse à décortiquer avec un certain bonheur la psychologie et les très humaines faiblesses de de ses personnages.

 

Ce premier roman a les airs d'une nouvelle amplifiée, notamment par l'extension de la psychologie des personnages. Stramer, présenté comme un monomaniaque des roses, paraît s'intéresser aussi à ce qui se passe autour de lui, de manière plus ou moins probable. Si on le suit volontiers dans ses réflexions sur le spécisme (le lion Cecil fait une apparition), on a de la peine à croire à sa critique de Gabriel Matzneff: un chimiste à la retraite aux ascendances germaniques s'intéresse-t-il forcément au prix Renaudot de l'essai? Quelques pistes, par ailleurs, sont installées. Il est regrettable qu'elles ne soient pas poursuivies plus avant, surtout si elles sont évoquées avec vigueur - on pense au goût de Stramer le misanthrope pour les "professionnelles", mentionné deux fois par l'auteur - or, celles-ci n'interviennent pas dans ce roman.

 

S'il est délicieusement caricatural, le portrait du couple de voisins, les Crosmou, s'avère aussi nettement plus crédible. Il se fonde sur l'interaction asymétrique entre une femme puissante pour ne pas dire violente, dont le physique imposant reflète le caractère envahissant, et son mari, figure veule et fluette - qui porte cependant le nom bien félin de Félix. Cela, sans oublier le chat, justement, par lequel tout passe, ce qui ne manque pas de faire endêver le fameux Félix. L'auteure fait de cette bestiole, précieuse bête à concours, un élément clé (mais corrosif) de la relation conjugale, ce qui ne manquera pas de divertir le lecteur.

 

Divertir? Certes, le propos est grave puisqu'il est question d'une hostilité entre voisins, qui se développe en un crescendo rapide à l'apothéose bien campée quoique tragique. Les situations sont caricaturales, le lecteur le comprend en côtoyant des personnages tels que l'auteure sait les construire. L'onomastique, cela dit, s'avère amusante: les personnages portent des noms évocateurs et, surtout, certains mots et marques actuels, suisses à l'occasion, sont travestis afin de leur donner un côté ridicule auquel tout le monde a pensé un jour ou l'autre.

 

Le début paraîtra certes peu percutant au lecteur, l'auteur ayant choisi d'installer doucement son intrigue en présentant le personnage de Stramer. Mais il sera utile d'aller au-delà de cette impression pour arriver à un final bien éclatant, mené tambour battant, qui amène son lot de morts pleins de caractère au terme d'un ouvrage qui sait se faire à la fois cocasse, piquant et intelligent: si l'on sourit à certaines outrances, on se surprend aussi à réfléchir ou à s'interroger au détour d'une phrase, d'une page de ce livre aux allures de faux journal.

 

Catherine Gaillard-Sarron, Allons voir si la rose..., Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2015.

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13 novembre 2015 5 13 /11 /novembre /2015 21:34

Stellini RaisonLu par Crok'lecture, Emilie, Flo, Titou.

Défis Premier roman et Rentrée littéraire.

 

Promotrice des lettres en Suisse romande, passionnée de littérature et d'Angleterre, Marilyn Stellini se devait d'offrir à celles et ceux qui la connaissent un premier roman, si possible suivi d'autres. Publié il y a quelques semaines chez Bragelonne/Milady, "Au-delà de la raison" est le premier opus d'un diptyque intitulé "Le Coeur de Lucy" . C'est aussi un un roman solide, surprenant parfois, mais généralement fondé sur des valeurs sûres. Il est rédigé dans une langue sans aspérités de style, qui déploie un rythme tantôt lent comme un fleuve, tantôt emporté, mais toujours empreint d'une certaine pesanteur, celle des grandes symphonies romantiques.

 

L'éditeur a classé ce roman dans sa collection "romance", non sans raison. L'auteure installe une relation amoureuse passionnée entre Lucy Hadley, 19 ans, et et Jack de Nerval, qui a le double de son âge. En construisant ses personnages, l'auteure a pris soin de les doter de quelques handicaps pour qu'ils n'explorent pas la Carte du Tendre sans soucis. Jack est marié et père de famille, et Lucy, née de parents indignes et généralement suspecte de sorcellerie, n'est pas un bon parti. Tout les éloigne, tout doit les rapprocher, la cause est entendue; dès lors, comment l'auteure va-t-elle les jeter dans les bras l'un de l'autre, de la manière la plus définitive possible? Ou pas? Plus que l'objectif, en somme, c'est le chemin qui est intéressant.

 

De la psychologie avant toute chose

Pour que ce cheminement soit captivant, l'auteure joue sur la psychologie de ses personnages. Il en résulte un ouvrage aux méandres tors. On veut croire aux hésitations de Jack, tiraillé entre ses obligations familiales et ses sentiments envers sa très jeune amante, même si certains éléments du récit font figure d'alerte: Jack de Nerval n'est-il pas un homme à femmes et un pilier de bistrot? Naïve, Lucy l'est un peu, forcément, puisqu'au début du roman, elle est vierge et n'a guère connu de flirts - elle fait dès lors figure de personnage blanc sur lequel écrire, ab ovo, toute une éducation sentimentale.

 

Alors certes, dès lors qu'il faut faire chanter les violons, l'auteure s'y connaît. Mais autour de Lucy, la romance fonctionne de façon réactive et passive, loin de la morale du conte de La Fontaine "Comment l'esprit vient aux filles". Tout va vite: vierge à Nouvel An, Lucy va recevoir pas moins de trois demandes en mariage avant même que l'hiver ne s'achève. A travers ces demandes en mariage, l'auteure installe trois types d'hommes possibles: celui qu'on écarte assez (ou trop) vite (Buchanan), celui qui fait figure de choix raisonnable (Allan) et celui qui représente la passion (Jack). Et la tension entre l'amour et la passion va effectivement sous-tendre l'ensemble du roman.

 

Le poids des convenances

Tout cela ne serait rien sans le poids des convenances. L'auteure n'a pas hésité à se renseigner sur les moeurs qui prévalaient dans l'Angleterre rurale du dix-neuvième siècle, version post-napoléonienne. La vie de Lucy se déroule dans le cadre familial d'une famille certes bien dotée d'un point de vue symbolique (gentry), mais désargentée.

 

Dès lors, s'installe une tension entre les principes qu'on entend défendre (et le personnage de Henry, le grand frère, les incarne à lui seul) et une implacable réalité qui oblige à transiger avec la morale la plus stricte. Cette tension n'est pas sans évoquer celle qui, oscillant entre nécessités d'entretien et chimères, habite le roman "Les Aristocrates" de Michel de Saint-Pierre.

 

Reste que d'une manière générale, le contexte social paraît pesant. L'auteure montre une famille élargie qui fonctionne pour ainsi dire en autarcie: une gentry éloignée des images proprettes, bourgeoisement enviables, qui viennent à l'esprit dès qu'on entend ce mot. En effet, celles et ceux qui s'en réclament ici sont obligés, l'argent se faisant rare, de mettre la main à la pâte et de seconder le personnel domestique - une manière de "déroger", au sens originel du terme. De manière un peu étonnante, il ne sera guère question, en revanche, de religion: Dieu ne vient pas à la rescousse de Henry, présenté comme le gardien de la maisonnée.

 

Chamanisme et médecine

Lucy Hadley est-elle une sorcière? D'emblée, l'auteure installe le doute, en ouvrant son roman sur une scène mystérieuse où apparaît un loup. Cela dit, à l'instar de nombreux personnages de roman (c'est le fonds de commerce d'une certaine littérature fantastique), Lucy pressent confusément qu'elle est différente, et exploite des talents qu'elle a à l'état natif. Pour bien souligner cette différence, l'auteure fait de Lucy une figure impétueuse, difficile à contenir, qui se détache d'un environnement austère et conventionnel.

 

Ces talents aux confins du surnaturel, l'auteure les dessine avec clarté. Les rêves de Lucy rythment le roman, et sont présentés de manière particulièrement prégnante. La question de leur interprétation est posée, suggérant une réflexion qui va au-delà d'un rationalisme étriqué.

 

Et puis, l'auteure confère à Lucy Hadley des talents de mège, pour reprendre le mot de Jean-Paul Pellaton. Talents à double tranchant: d'un côté, on est bien content d'avoir Lucy pour se soigner; de l'autre, ses compétences, acquises sans qu'on sache trop comment, jettent sur elle une suspicion rédhibitoire: c'est une sorcière. A moins qu'il ne s'agisse d'une chamane? La question est posée, mais elle n'est pas exploitée dans "Au-delà de la raison". Le lecteur de ce roman saura se contenter des quelques recettes de bonne femme, par exemple contre la gueule de bois: l'écorce de saule serait souveraine... mais n'est-ce pas la version native de l'aspirine, dont la substance active est l'acide acétylsalicylique, précisément tirée du saule?

 

Ce n'est pas le seul aspect que l'écrivaine suggère sans le creuser jusqu'au bout: elle se ménage plusieurs portes ouvertes. Certes, "Au-delà de la raison" s'achève sur un épilogue et sur un moment de calme relatif, à la fois aboutissement et porte ouverte sur une autre histoire, dans la vie de Lucy Hadley. Et le lecteur qui aime les scènes sensuelles, explicites, aura eu son content. Cela dit, croire que "Au-delà de la raison" se suffit à lui-même est une illusion: trop de pistes sont esquissées pour qu'un lecteur chevronné se contente de ce seul livre. Et de fait, l'auteure promet une suite, d'ores et déjà intitulée "De toute mon âme", qui sera une synthèse et un couronnement de ce premier opus. Gageons qu'elle répondra aux nombreuses questions que "Au-delà de la raison" laisse en suspens.

 

Marilyn Stellini, Au-delà de la raison, Paris, Bragelonne/Milady, 2015.

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12 novembre 2015 4 12 /11 /novembre /2015 22:18

Perruchoud Pute

Et de dix: ayant tourné ce matin la dernière page de "La Pute et l'insomniaque", je peux dire à présent que j'ai lu tous les romans que Michaël Perruchoud a signés seul et publiés à ce jour. Paru en 2007, ce roman noir est typique de l'auteur: une écriture travaillée, un univers amer qui peut être violent et surtout une aptitude à surprendre, tant il est vrai que l'écrivain genevois aime varier les contextes de ses romans.

 

Surprenante, déjà, l'entrée en matière, la façon que l'écrivain a de placer le lecteur le nez sur l'action dès les premières phrases. Celles-ci sont un gros plan sur un dos, un cul, une main. On ne comprend pas tout de suite. Puis l'image prend forme: une prostituée, Elena, et un micheton, simplement surnommé "La Glotte". Un bête client d'un bar à champagne de seconde zone ne mérite pas qu'on le baptise.

 

L'écriture est travaillée, je l'ai dit. L'auteur a le chic pour trouver les phrases qui claquent, les expressions qui font mouche. Son art poétique va jusqu'à associer des mots qui, en plus de faire image et d'étonner à l'occasion, sonnent bien ensemble: rimes, assonances, etc.

 

Le bar à champagne est observé par Alexandre, un jeune homme naïf et minable dont la principale qualité est d'être insomniaque. Une insomnie peu confortable, décrite par le menu, jusqu'à communiquer au lecteur le malaise d'Alexandre. C'est ce personnage que l'écrivain creuse avant tout; de sa part, le lecteur perçoit aussi une certaine tendresse pour Zina, l'une des filles du bar, celle qui a son franc-parler. Qu'adviendra-t-il d'elle?

 

Le round d'observation est relativement long, et montre un contexte crédible où tout semble tourner rond. Les visites des policiers paraissent elles-mêmes relever d'une routine presque anodine. Mais qu'une fille meure dans le bar, et tout s'emballe... Cela surprend encore une fois le lecteur, qui découvre sous un jour nouveau des aspérités apparemment sans conséquence, disséminées tout au long du début de l'ouvrage: les déménagements fréquents des filles, leur suivi, l'observation de certains habitués énigmatiques, etc. Tout cela, et même Elena et Zina, le lecteur le retrouve dans la synthèse finale, prélude à un aboutissement qui pourra paraître ouvert, selon qu'on est optimiste ou non...

 

Michaël Perruchoud, La Pute et l'insomniaque, Lausanne, L'Age d'Homme, 2007.

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5 novembre 2015 4 05 /11 /novembre /2015 21:09

Chevalley CelluloseLu par Francis Richard.

Défi Premier roman.

Le site de l'éditeur.

 

Un livre sur papier. Un livre que l'on dévore. Deux idées qui prennent un sens particulier puisqu'il est question, dans "Cellulose", de personnages papyrophages - qui mangent du papier. Et d'un, en particulier, qui dévore tout un dossier au bureau où il est commis. Avec ce roman, le jeune écrivain romand Guy Chevalley, membre fondateur du collectif d'auteurs AJAR, fait entendre une voix très personnelle dans le domaine romand, faite d'impertinence et de fine caricature.

 

Tout s'installe avec une grande efficacité dès le premier chapitre, agencé comme une base de narration solide. Donc, le commis de bureau Morlan recherche un dossier, alerte tout l'étage, retrouve le dossier sur sa propre table de travail et le mange pour ne pas perdre la face. Et il fait porter le chapeau à son chef. De quoi lancer une bonne série de catastrophes.

 

L'auteur mène son récit avec un grand souci de la gradation qui fait que le lecteur, à chaque péripétie, se demande jusqu'où tout cela va aller. En contrepoint, l'environnement du docteur Chuques permet à l'auteur de donner libre cours à son sens de la caricature haute en couleur: très imbu de sa personne, le fameux médecin élève des poulets par passion, sa vie de couple est un peu hors norme.

 

Son beau-fils, van Driessche, n'est pas piqué des vers non plus. On adorera le voir gérer ses trois enfants en l'absence inexpliquée de sa femme: cela donne lieu à quelques scènes dont l'humour de situation est irrésistible.

 

Enfin, à travers la figure de Morlan, se pose une question présentée comme délicieusement post-moderne: "a-t-on le droit de ne pas avoir d'ambition"? Le personnage de Morlan se voit proposer des promotions mirobolantes, toutes nées de quiproquos, et qu'il rejette personnellement. S'exprimant à la première personne dans les chapitres où il intervient (alors que le roman est écrit à la troisième personne), Morlan s'avère excessif à sa manière, et aussi attachant: peut-on en vouloir à un bonhomme dont la seule aspiration dans la vie est de visionner en boucle les épisodes de "Magnum" en mangeant de la pizza quatre fromages?

 

Pour son premier roman, Guy Chevalley offre à son lectorat un ouvrage joliment drôle et caricatural, mené tambour battant, qui part d'une situation de bureau absurde pour brocarder les travers de quelques personnages. Une réussite savoureuse que le support du livre sur papier magnifie...

 

Guy Chevalley, Cellulose, Lausanne, Olivier Morattel Editeur, 2015.

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4 novembre 2015 3 04 /11 /novembre /2015 22:25

Croset PolaLu par Amandine Glévarec, Francis Richard.

Le site de l'auteure.

 

Autofiction... quel gros mot, diront certains! Avec "Polaroïds", l'écrivaine Laure Mi Hyun Croset assume pleinement l'étiquette, et l'illustre même. Sobre pour laisser toute la place à ce qui est raconté, le style est celui d'une auteure qui choisit de se mettre à nu. Et ce n'est pas peu dire: trouvant un juste milieu idéal entre la fausse pudeur et le voyeurisme racoleur, la narratrice de "Polaroïds" va très loin dans l'exploration de son passé, quitte à laisser l'impression d'une psychanalyse qui révélerait tout, y compris des choses intimes et difficiles à avouer. En début de carrière littéraire, l'auteure relève pourtant le défi, sans tricher, et offre au lecteur l'occasion de faire intimement connaissance avec elle.

 

Le tire, "Polaroïds", renvoie à ces photos qu'on pouvait voir immédiatement, sans passer par l'étape du développement propre à l'argentique, et qui ont saisi plus d'un moment de vie au temps où le numérique ne s'était pas emparé de l'image. Pourquoi ce mot? L'auteure s'en explique d'emblée: "Je conçois les névroses comme des séries de polaroïds inquiétants, disséminés dans de vastes forêts, comme un certain nombre d'images égarées dans les bois de nos esprits." Et c'est en effet à la façon d'instantanés, de photographies prises sur le vif et révélatrices d'aspects très personnels voire intimes, que se structure "Polaroïds". Ces instantanés de vie font écho à l'usage immodéré que les parents de la narratice font de l'appareil photo - c'est un fil rouge pour le début du livre.

 

Et de quoi sera-t-il question? Chapitre après chapitre, l'écrivaine aborde les différents aspects de son existence. Elle parle d'identité, puisque la romancière, d'origine coréenne, a été adoptée par une famille suisse. Il sera question de langue française, de rapport aux parents et aux amis. Comme dans une psychanalyse, l'auteure creuse profond et n'omet aucun épisode, fût-il gênant ou honteux. Elle va plus loin en abordant des éléments que l'on ne soupçonne guère quand tout va bien: le rapport au corps et à la peau, le regard des autres, etc. Regroupés en chapitres, ces instantanés, ces Polaroïds sont des épisodes de vie que l'on dévore, avec curiosité - qu'ils soient originaux ou convenus. Du coup, le lecteur serait-il voyeur? Il lui arrivera en tout cas de se retrouver, d'une manière ou d'une autre, dans les anecdotes relatées.

 

L'auteure ne cherche pas à se donner le beau rôle. Mais elle ne s'accable jamais non plus. En définitive, le lecteur découvre une série d'épisodes narrés avec une certaine distance par celle qui les a vécus. Cette distance offre à chacun un peu de place pour sourire, un espace de connivence, et susciter des sentiments autres qu'un apitoiement superficiel. Vu comme cela, le lecteur a envie d'en savoir plus... et tournera immanquablement des pages remplies d'histoires courtes et vivantes.

 

Laure Mi Hyun Croset, Polaroïds, Avin, Luce Wilquin, 2011.

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2 novembre 2015 1 02 /11 /novembre /2015 21:11

hebergement d'imageRoman après roman, l'écrivaine valaisanne Gwénaëlle Kempter aime mettre en scène des univers sauvages et dépouillés, propices à l'exploration approfondie de l'humain dans ce qu'il a d'essentiel. "De la brûlure à la lumière", son dernier roman, ne fait pas exception. On y retrouve certaines constantes, telles que l'observation fine des chevaux et des humains comme dans les deux tomes de "Dust" (j'en parlais ici et ). Avec "De la brûlure à la lumière", Gwénaëlle Kempter renoue avec l'idée du roman post-apocalyptique, déjà explorée avec brio dans "Le Maître loup".

 

Reste que si l'univers du roman "Le Maître loup" explorait des montagnes inhospitalières, c'est dans le désert que commence "De la brûlure à la lumière". Un début qui n'est pas sans rappeler celui de "Dust II", avec un humain qui perd un être cher - sa femme, cette fois. Ultime dépouillement: le personnage principal, Igor, est provisoirement nu, libre, aussi vierge qu'une feuille blanche. Ce dépouillement humain fait écho à celui de la Terre où survivent les hommes, ravagée par un cataclysme nucléaire. Une planète où les pays n'ont plus même de sens: les gens se séparent entre ceux de l'Est, héritiers d'un puritanisme présenté comme monochrome, et ceux de l'Ouest, qui vivent dans une ambiance de western.

 

"De la brûlure à la lumière" se construit comme un roman d'apprentissage, dès lors qu'Igor, homme de l'Est, fait la rencontre de Chelcie, un homme de l'Ouest qui lui sauve la vie. Il fait plus que cela: il lui enseigne une nouvelle manière de vivre, présentée comme plus goûtue, plus intense mais aussi plus rude: celle d'un liquidateur. Apprendre à tuer s'avère un élément ultime; aux yeux d'Igor, c'est un dernier tabou qui va sauter, après de nombreux autres: retrouver une vie sexuelle après la mort de sa femme, apprendre à tirer, réinventer son rapport aux animaux et aux humains, etc. Igor devra même remettre en question ses attirances sexuelles, moins claires qu'il n'y paraît - cet aspect va nourrir tout le roman, et devenir l'élément clé de la relation qui se construit entre Chelcie et Igor.

 

L'auteure dessine un monde d'hommes. Les personnages principaux, ceux qu'elle met en avant et creuse le plus, sont des mecs accomplis, des vrais - rudes, capables d'aller loin dès qu'ils s'allient, mais aussi aptes à montrer leurs émotions. Les personnages féminins, le plus souvent épouses de personnages secondaires, s'avèrent effacés. On relèvera cependant la présence récurrente des courtisanes, figures d'un certain repos du guerrier, dépositaires d'un savoir exclusif, en partie perdu, en matière de sexualité. Jusqu'au saloon, à ses arrière-salles et à ses alcôves, les codes du western sont respectés.

 

Certes, la raison du cataclysme n'est guère connue des personnages. Mais ses effets ne manquent pas de se déployer, par exemple à travers des enfants difformes - ce qui donne à l'auteure l'occasion de confronter deux avis: les éliminer ou pas? Cela pose la question de la transmission de l'héritage du passé, abordée aussi. Quant aux personnages, ils ne savent guère lire - mais se débrouillent autrement, quitte à développer des compétences de chamanes.

 

Libertés, grands espaces: dans "De la brûlure à la lumière", Gwénaëlle Kempter revisite ses univers de prédilection en leur donnant un cadre neuf. Les fidèles lecteurs ne seront pas dépaysés. Quant à celles et ceux qui font connaissance de l'écrivaine avec ce roman, ils découvriront un monde littéraire qui se dépouille pour mettre en avant les arcanes et les méandres de l'âme humaine, mise à nu et débarrassée de tout élément parasite.

 

Gwénaëlle Kempter, De la brûlure à la lumière, publié en autoédition. Pour passer commande sur Lulu.com.

 

Merci à Gwénaëlle Kempter pour l'envoi d'un exemplaire de "De la brûlure à la lumière".

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28 octobre 2015 3 28 /10 /octobre /2015 22:20

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Lu par Amandine Glévarec, Francis Richard, Stella Noverraz (diable, j'arrive le dernier...)

Le site de l'auteur, celui de l'éditeur.

 

Le soir d'une vie est le dernier moment pour révéler quelques secrets. Et inciter la jeune génération à se dévoiler aussi: à force de tracer notre route, avons-nous tout raconté à nos parents, nos grands-parents, à la génération montante? "Rosa", deuxième roman de Lolvé Tillmanns, a l'ambition de percer quelques mystères autour d'une famille juive dont le terrain de jeu se balade entre Genève, Londres et le New York de Little Italy. Avec un détour dramatique par Auschwitz.

 

Ambitieux projet, en effet, que celui de relater en un peu plus de 300 pages le passé de trois ou quatre générations, passées par ce que le vingtième siècle a pu offrir de pire et de meilleur: la fortune facile des trente glorieuses et l'horreur des camps de concentration. Cela, sans oublier que le genre du vaste roman familial a ses maîtres, qu'on ne défie pas innocemment - il n'est qu'à penser à la trilogie "Le Vent du soir" de Jean d'Ormesson, évoquée en trois phases par ici (1, 2, 3).

 

Lolvé Tillmanns a choisi une esthétique de la répétition pour relater son propos, consistant à donner successivement la parole à chacun de ses personnages pour relater des tranches de vie personnelles ou communes. Le lecteur se retrouve donc confronté à la narration d'épisodes identiques, perçus à travers le regard forcément différent de chacun des personnages. Il y a du génie dans cette approche, menée avec succès par une auteure qui se glisse sans difficulté dans la peau de ses personnages, si divers qu'ils soient: un Juif orthodoxe, un producteur musical, deux artistes torturés, une voyageuse insouciante, pour n'en citer que quelques-uns. L'auteur ne va toutefois pas jusqu'à la polyphonie, soit l'ambition de donner une voix à chaque personnage, d'un chapitre à l'autre.

 

Mais même sans cela, les personnages sont tous fort bien approfondis, et deviennent si personnels que le lecteur y croit, et croit en leurs interactions, nées de détails ou d'éléments clés, voire existentiels.

 

Il est question d'art, donc: l'auteure met en scène deux artistes-peintres, l'un fils de l'autre. Il convient de noter que tous deux ont construit leur oeuvre sur un mensonge. Est-ce à dire que la romancière considère la création comme une manière de mentir? Quitte à ce que ce mensonge soit la manière retenue pour atteindre une vérité supérieure... cela, avec l'ivresse de la musique, issue des bars méconnus de New York.

 

La question de la transmission traverse "Rosa", à tous les niveaux. Le passage du roman familial est certes l'élément clé de cette saga en miniature. Mais à des niveaux inférieurs de narration, le thème est aussi présent: ainsi Mario, l'Italien qui a grandi dans le taxi de son père, découvre-t-il le jazz auprès de ceux qui l'ont fait dans les caves. Ainsi tel sage supérieur de la judéité (un "Tsadik" parmi 36 - thème exploité dans "Le dernier homme bon" de A. J. Kazinski) transmet-il ce qu'il sait de sa religion à Isaac l'intransigeant. Mais de façon fondamentale, qui est le vecteur sincère, essentiel de la judéité dans "Rosa"?

 

"Rosa" touche à des questions existentielles, au sens le plus fort du terme, et illustre la notion de transmission, présentée comme connexe. Ce roman convoque les arts pour donner corps à ces aspects, ce qui le rend particulièrement riche. il faut certes prendre le temps de s'intéresser aux personnages mis en scène, comprendre éventuellement leur généalogie; mais celui qui s'y colle sera récompensé: en compagnie de la romancière, il vivra trois cents pages riches, passionnées et surtout humaines, profondément humaines, d'Auschwitz à Londres et de Genève à New York.

 

Lolvé Tillmanns, Rosa, Genève, Cousu Mouche, 2015.

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11 octobre 2015 7 11 /10 /octobre /2015 18:22

Lador Vierge

Pierre Yves Lador est un ogre de l'écriture. Il se montre dionysiaque dans "La vierge branlante", un opus d'une trentaine de pages aux accents érotiques. Vivantes et colorées de couleurs chaudes, les illustrations de macbe ajoutent encore à la fête des sens offerte dans ce petit livre.

 

Il y a d'abord le titre, qui a de quoi intriguer et suggère de multiples lectures. Qui est cette vierge? On pense immédiatement à sa virginité vacillante, mise à l'épreuve au fil de pages aux accents progressivement dionysiaques, où l'auteur n'a pas son pareil pour décrire orgies et bacchanales. Mais on peut aussi songer à la masturbation, pour laquelle la fameuse vierge n'hésite pas à mettre la main à la pâte.

 

Mais tout commence dans l'ambiance classique quoique prometteuse d'une soirée de lectures de textes érotiques, suivie d'une rencontre entre le narrateur et la vierge. Et dès lors que le nom de cette dernière est donné, le narrateur va vivre une forme d'initiation, rituel sans cesse divers, et plonger dans un univers orgiaque et surnaturel. Sacré, même? On peut le penser, d'autant plus que la virginité de la jeune femme (18 ans) qui est au centre du récit a tout d'un voeu religieux, y compris la fermeté.

 

Si le titre suggère plusieurs lectures, les symboles et doubles sens ne sont pas absents du texte "La vierge branlante" proprement dit. Cela, sans parler des objets qui font image: un oeil de verre, des fruits pelés avec sensualité. Ou de danses qui ont tout de la danse des sept voiles de la figure biblique de Salomé. Et si la vie des sens est évoquée par de telles images, elle est aussi omniprésente dans l'écriture de l'auteur, idéale pour un tel sujet: les phrases sont longues et tentent en permanence d'embrasser un absolu, le vocabulaire est opulent, les sons s'y entrechoquent en une harmonieuse symphonie de jeux de mots, les idées s'interpellent.

 

Au moins une fois, Pierre Yves Lador a déjà offert à ses lecteurs un autre texte touchant à l'érotisme, "Chambranles et embrasures" - c'était tout un roman. Avec "La vierge branlante", il propose une miniature réussie et curieuse, qui célèbre avec générosité et densité la beauté des mots comme celle de la vie des sens.

 

Pierre Yves Lador, La vierge branlante, Lausanne, éditions HumuS, 2014. Illustrations de macbe.

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1 octobre 2015 4 01 /10 /octobre /2015 22:03

Dormond CaseLu par Francis Richard.

Défi Rentrée littéraire.

 

Avec ce recueil de nouvelles, Sabine Dormond installe une voix personnelle, engagée du côté des faibles et des petits, et empreinte d'un humanisme indéniable. "Une case de travers", c'est à la fois une partie d'échecs vue par le fou, mais aussi la folie de la petite planète sur laquelle nous vivons. Et dont l'auteure dépeint les travers à sa manière, à la fois joueuse et grave.

 

Une ouverture qui interroge

Joueuse, l'auteure l'est dès les premières phrases de "Fondue enchaînée", la nouvelle qui ouvre le recueil. Il y est question d'un réfugié économique qui, arrivé en Suisse, est renvoyé dans son pays après un interminable délai. De la nouvelle, le lecteur retient la construction littéraire. Sa première partie s'avère euphorique, portée par une écriture qui aime les jeux de mots et de sonorités, empreinte d'un brin de folie rêveuse. Il est dommage que le virage vers le réel, dessiné sous la forme d'une prison, soit pesamment marqué; mais dès lors, le style devient sobre, prosaïque, épousant une intrigue qui paraît aboutir dans le couloir sombre de l'incarcération - mais qui sait...

 

Certes bien construite, la narration est desservie par un certain manichéisme, plaçant un peu rapidement les personnages noirs dans le camp des gentils, dont le seul tort est d'aspirer à un avenir meilleur en Europe, et les blancs dans le camp des méchants, condescendants ou racistes, en tout cas imperméables. Les personnages auraient gagné en épaisseur et en crédibilité s'ils avaient eu, de part et d'autre, des qualités et défauts mieux répartis: qu'il vienne de Suisse ou d'Afrique, personne n'est parfait.

 

Omniprésente publicité

Le lecteur peut cependant lire le recueil "Une case de travers" à plusieurs niveaux. Il est en droit de se demander de quelle case il s'agit: est-ce la case d'un Africain, migrant déjà évoqué par l'auteure dans "Trente-six chandelles", ou celle d'un jeu d'échecs? Dans la nouvelle éponyme, qui n'est pas sans rappeler le Gianni Rodari des "Favole al telefono", tombe la réponse - dans un affrontement entre des Noirs et des Blancs où la conscience trouve sa place.

 

L'auteure a le souci d'ancrer ses nouvelles dans l'actualité. Il y sera donc question des déviances induites par les réseaux sociaux ("On va sortir"), ainsi que des interrogations liées à l'environnement. La publicité s'installe cependant comme un fil rouge. A ce titre, "Convoit(ur)és" joue le rôle de pivot: c'est une nouvelle construite sur les injonctions liées à la publicité. Dans d'autres textes, celle-ci est intégrée, et va jusqu'à emprunter, de manière ludique, ce qui figure sur les affiches d'aujourd'hui: les trois petits vieux de l'Appenzeller dans "Fondue enchaînée", ou le slogan des CFF, "En route, comme chez soi", alias "En route comme à la maison" dans "Discour(s)-toisement".

 

Et si les intrigues ne sont pas massives, elles permettent à l'auteure d'esquisser ou de parachever le portrait de ses personnages, jusqu'à l'extrême - on pense au personnage narcissique de "Je moi-même... passionnément", poussé jusqu'à une mortelle caricature. Ou à quelques portraits de femmes atypiques, par exemple dans le cruel "Reine d'un soir".

 

Souvenirs de concours

Enfin, le lecteur attentif à ce qui se passe dans le monde des lettres romandes reconnaîtra, au fil des pages, les thèmes des concours de nouvelles organisés ces dernières années - on pense à Gruyères ou à Genève, entre autres. Il n'y a certes pas de nostalgie à avoir de n'avoir pas gagné: chaque concours incite les auteurs à exceller, en conscience, et les textes qui se retrouvent dans "Une case de travers", primés ou non, sont d'excellente facture.

 

Toujours campées dans ce début de XXIe siècle, les 21 nouvelles de "Une case de travers" sont autant de regards sur notre monde qui, devenu fou, paraît avoir "une case de travers". L'auteure donne sans ambages son regard inquiet sur celui-ci, sur les figures politiques qui le mènent (qui est Vladimir dans "L'Ame blanche"? Lénine ou Poutine?) et sur certains grands thèmes, environnement ou vie conjugale, voire défis liés au grand âge. Après "Full sentimental", Sabine Dormond offre à nouveau quelques points de vue humanistes sur le monde actuel et son tourbillon.

 

Sabine Dormond, Une case de travers, Sainte-Croix, Mon Village, 2015.

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24 septembre 2015 4 24 /09 /septembre /2015 22:14

Seran Maman

Le blog de l'auteur et son site.

Défi Rentrée littéraire.

 

Voici le deuxième ouvrage publié par Abigail Seran dans le cadre de la rentrée littéraire 2015! En même temps que "Une maison jaune", l'écrivaine suisse romande propose à son lectorat un livre très différent, puisqu'il s'agit d'un recueil de chroniques. L'univers littéraire est très différent, mais le plaisir n'est pas moindre, bien au contraire...

 

Le lecteur est avant tout frappé par le ton de l'ouvrage. Rapides et enlevés, les textes recueillis ont le goût de billets de blog. Souvent, ils confrontent les grandes certitudes d'une mère de famille et la réalité avec laquelle il faut composer, quitte à se remettre soi-même en question. Le verbe est marqué par une prise de recul. Celle-ci est certes synonyme d'autodérision, ce qui est savoureux. Mais elle incite aussi le lecteur à réfléchir à ce qu'il aurait fait dans les situations décrites, voire à revoir ses certitudes.

 

Les situations sont fort concrètes à chaque fois, comme des flashes de vie: "Chroniques d'une maman ordinaire" est loin des théories extraordinaires d'une personne qui n'a jamais été parent. Chacun des cinquante chapitres de ce livre rapide se concentre sur un seul aspect de la vie de famille ou de la relation mère/enfant. Le lecteur, la lectrice tourbillonnent lorsque sont évoquées les activités extrascolaires ou une journée de mère, et vibrent à chaque évocation d'une vie quotidienne qui va trouver un écho chez chaque mère lectrice (avant tout), chaque père lecteur. Il sera donc question de football, de sorties, mais aussi de gestion des appareils informatiques, téléphones portables, etc.

 

Ce livre est rehaussé des dessins de Jenay Loetscher. Simples et directs, ils ont l'art d'aller à l'essentiel et paraissent parfois tout droit sortis du monde de l'enfance. Plus encore que d'illustrer les textes d'Abigail Seran, ils les intègrent jusqu'à la fusion. Et si la dessinatrice a le chic pour représenter, de manière métaphorique au besoin, le côté virevoltant de la vie d'une mère, elle sait aussi donner corps à tout l'amour qu'il peut y avoir entre une mère et son enfant.

 

"Chroniques d'une maman ordinaire" est un témoignage de vie personnel, certes. Mais il sait parler à tout le monde, devenir universel, parce que tout est message dans ce petit livre: un texte accessible et baigné d'esprit, rehaussé par des dessins sobres et légers qui parlent directement au coeur du lecteur. Et le mot de "Maman", présent dans le titre, annonce toute la tendresse qui va imprégner les pages de ce livre.

 

Abigail Seran, Chroniques d'une maman ordinaire, Lausanne, Favre, 2015. Illlustrations de Jenay Loetscher.

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