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12 décembre 2016 1 12 /12 /décembre /2016 20:33

Senes Chauves

Lu par Goliath.

 

Un voyage en métro en ville de Paris, ça peut être court, quelques stations suffisent pour changer d'univers. Les écrivains s'intéressent à cet univers souterrain, clos et particulier, qu'est celui du métro. On se souvient par exemple que Bertrand Guillot y avait promené son regard avec "Le métro est un sport collectif". A son tour, l'auteure et scénariste Sandrine Senes s'y met, concentrant son attention sur les gens qu'elle y observe. Cela donne "Je regarde passer les chauves", tout petit livre (84 pages) à déguster entre deux stations.

 

Les chauves? Ceux-ci constituent une sorte de fil rouge de ce livre, comme l'auteure éprouvait une attention particulière pour les personnes dégarnies. Une histoire d'amour fanée peut-être? L'auteure le suggère. Suivant les chauves, celle-ci donne à son livre un supplément d'unité.

 

Suggestion également: la narratrice est-elle l'auteure elle-même? C'est une écrivaine, en tout cas. Le texte "Miroir" qui clôt "Je regarde passer les chauves" le suggère, comme si pour conclure, la narratrice s'observait en train de prendre la plume, frénétiquement, après avoir regardé les autres avec intensité. Et c'est peut-être ainsi que le petit recueil a vu le jour, fruit d'une prise de notes.

 

Plutôt que des nouvelles classiques à intrigues, l'auteure propose toute une galerie de petits portraits qui sont autant d'ébauches. Portraits physiques rapides, mais surtout imaginations autour de ce que pourraient être les gens, ces inconnus, qui se déplacent en métro. Et aussi observation des interactions, vues à travers un regard en coin. Toujours, l'écriture a la rapidité de l'esquisse croquée sur le vif: les textes proposés dépassent rarement une (petite) page, et il arrive qu'une situation soit dessinée, fulgurante, en trois ou quatre phrases.

 

Le regard est affûté, et les textes, s'ils sont concis, ne manquent jamais de poésie qui fait mouche grâce à un sens du rythme et des mots qui coulent bien et sonnent juste. Souvent, une chute astucieuse, qui peut être un jeu de mots, vient boucler l'instant de lecture. Tendresse, timidité, élans du coeur, petites méchancetés rentrées: l'émotion n'est jamais loin. Et il est certain que les voyageurs du métro ou des transports publics, Parisiens ou d'ailleurs, reconnaîtront çà et là une scène vécue. Ils ne manqueront pas alors d'adhérer à "Je regarde passer les chauves".

 

Sandrine Senes, Je regarde passer les chauves, Louvain-la-Neuve, Quadrature, 2016, préface de Chantal Lauby.

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4 décembre 2016 7 04 /12 /décembre /2016 21:29

Pélerin Jeune

Lu par Aifelle, Antigone, Caroline Doudet, Cryssilda, Eirenamg, Eloradana, Emily Costecalde, Emma, Eva, Fanny, Fanny (Anything Is Possible), Frogzine, Géraldine, Joëlle, Karline, Kassyna, Laurie, Lili, Lily, Lionel Clément, Lou, Marion, Mylène, Noukette, Sophie, Sylire.

Le blog de l'auteure, le site de l'éditeur.

Défi Premier roman.

 

A priori, "(Presque) jeune, (presque) jolie, (de nouveau) célibataire" apparait comme une lecture d'été, avec son verre d'Aperol Spritz sur la couverture. Pourtant, force est de constater que le premier roman de Stéphanie Pélerin, connue des blogueurs sous le nom de Stephie, est de ceux qui réchauffent le coeur, même en novembre, en réinterprétant certains fondamentaux de la chick lit.

 

Passons rapidement sur le fait que le personnage principal s'appelle Ivana, ce qui ne manquera pas, vu l'actualité, de rappeler une certaine Ivana Trump, mannequin, qui maria Donald Trump en deuxièmes noces en 1977. Et allons au vif du sujet...

 

Tout s'ouvre sur la rupture dont Ivana est la victime - elle va en baver, c'est sûr. La romancière crée un contraste entre une Ivana aimante, du moins en apparence, et un gars qui décide de jouer franc jeu et de la larguer plutôt que de se prêter au jeu des caresses. Un départ abrupt! D'une manière qu'on a peut-être déjà vue dans d'autres romans du même genre, l'auteure ménage ainsi une voie libre à son personnage: tout est prêt pour la quête d'un prince plus charmant que le précédent. On notera qu'à l'échelle d'une oeuvre, la romancière a peut-être voulu montrer qu'elle aussi entend se débarrasser de toute entrave indésirable afin de développer sa propre pratique littéraire: arrière, les vieux démons!

 

Ivana, ai-je dit. Et même Ivana Trump. A l'instar d'un mannequin, même si c'est à une tout autre échelle, le personnage créé par l'auteure de "(Presque) jeune, (presque) jolie, (de nouveau) célibataire" est soucieux de son corps. Elle se considère comme banale physiquement, mais se montre fière de sa poitrine. Son léger surpoids fait penser, sans le côté obsessionnel, à Bridget Jones; là aussi, Ivana se prend en main et participe à des réunions Weight Watchers où elle se sent valorisée et qui lui profitent: l'auteure observe avec bienveillance ce processus de perte de poids qui marie émulation, douceur et détermination.

 

Presque jeune? Immanquablement, on pense là aux "Tribulations de Tiffany Trott" d'Isabel Wolff, relatant les déboires d'une trentenaire qui recherche dans l'urgence l'homme de sa vie et se retrouve obligée de composer. Certes, l'écrivaine de "(Presque) jeune, (presque) jolie, (de nouveau) célibataire" n'installe pas un caractère d'urgence dans la quête du prince charmant, mais elle s'affranchit de bonne grâce du passage obligé de cette quête: les petites annonces - cette fois-ci sur Internet. On est moderne, que Diable!

 

Corollaire de cette figure imposée: la galerie de portraits de gars peu fréquentables, immatures, souvent désireux d'un coup d'un soir seulement, sous des dehors honorables voire sympathiques. Il y a de quoi sourire en découvrant ces bougres, l'un après l'autre. Et de quoi réfléchir, puisque l'auteure montre aussi les limites de ce système où, plutôt que de se connaître et de s'apprécier, on se note avec des étoiles.

 

Enfin, s'il faut composer avec certains éléments du passé du nouveau prince charmant, la mise en scène d'un personnage qui a déjà un peu de vécu, Ivana en l'occurrence, mais aussi celui qui sera l'élu de son coeur (un homme âgé déjà, qui a une fille majeure, mais là j'en dis déjà trop...), impose un rapprochement entre des gens certes moins brillants, mais plus mûrs et qui ont la tête sur les épaules. Il est permis de se demander si, aujourd'hui plus que jamais, c'est ce que les femmes recherchent...

 

"(Presque) jeune, (presque) jolie, (de nouveau) célibataire" revisite donc les figures imposées du genre de la chick lit. De manière atypique, il est écrit à la troisième personne du singulier, ce qui n'est pas forcément habituel dans le genre de la chick lit (on l'a vu dans "Toutes les rousses ne sont pas des sorcières", un roman sentimental faussement léger de Valérie Bonnier), ce qui installe une certaine distance, empreinte de gravité, entre le personnage et le lecteur. Cette impression est cependant effacée par une écriture soignée mais légère, où claque plus d'une formule vivace et adroite, gage d'un roman plein d'esprit.

 

Stéphanie Pélerin, (Presque) jeune, (presque) jolie, (de nouveau) célibataire, Paris, Mazarine, 2016.

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29 novembre 2016 2 29 /11 /novembre /2016 22:22

Cattan Identités

Lu par 404, Au détour d'un livre, Cassecroûton, Cléo, Des livres, des livres!, Erika, L'Oncle Paul, Natiora, Totalybrune.

Le site de l'auteure, le site de l'éditeur - merci pour l'envoi.

Défi Premier roman.

 

Par quoi commencer? Comme dans plus d'un thriller classique, "Identités contraires", premier roman d'Olivia Cattan, débute par un prologue violent , avant de démarrer loin de là. En l'occurrence, on est tantôt en Albanie en 1994, tantôt à Paris en 2013. Quoi de particulier, à partir de là? A chaque chapitre de ce roman au cadre très réaliste, l'auteure ne cesse de surprendre. Résultat: le lecteur veut en savoir toujours plus, s'étonne, découvre un récit rapide aux facettes nombreuses et insoupçonnées.

 

"Identités contraires" commence vraiment lorsque Sarah Keller, journaliste, et Adrian Shek, architecte star, se rencontrent pour un entretien. L'architecte a une particularité: il paraît atteint du syndrome d'Asperger. Cela lui donne un mode de fonctionnement surprenant, à la fois fascinant et détestable: violence, tics, répliques froides à force d'être efficaces. Et on y croit! Avec un tel personnage, la romancière, présidente de l'association SOS Autisme France, met en scène un thème qui lui tient à coeur. Mais à sa manière...

 

Un jeu d'échecs occupe l'appartement parisien tout blanc de cet architecte. Une image qui n'a rien de fortuit: l'action est développée comme un duel menés deux esprits supérieurs, la journaliste et l'architecte. Telles les pièces sur un échiquier, les deux ont leurs alliés: un psychiatre manipulateur, une soeur, une famille, un rédacteur en chef loyal, des personnalités politiques haut placées même. En maîtresse du coup de théâtre, cependant, la romancière montre page après page qu'il ne faut se fier à personne, et que la mort n'est jamais loin. Si l'on comprend vite que certains personnages sont empreints de duplicité, le moment où tombe le masque étonne toujours.

 

Si les principaux personnages de ce roman sont de pure fiction, l'auteure a tenu à les intégrer dans un contexte aussi réaliste que possible, quitte à plier son intrigue au contexte et aux événements réellement survenus, en France et en Albanie, mais aussi en Argentine et en Israël. Le lecteur suisse aura par exemple la surprise de croiser au fil des pages M. Pierre-Marcel Favre, éditeur et fondateur du Salon du Livre de Genève, prononçant un discours (réel) en Albanie face à un parterre d'autorités nationales. Cette scène est vraie, et l'auteure y injecte ses personnages, tels des passagers clandestins.

 

Dans "Identités contraires", ce qui commence presque comme une histoire d'amour, en quelques page pétillantes, finit en combat sans merci où chacun se méfie de l'autre, et où la confiance accordée est souvent une erreur. Précis et implacable, le roman d'Olivia Cattan n'en finit de surprendre qu'à sa dernière page.

 

Olivia Cattan, Identités contraires, Paris, HC Editions, 2016.

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22 novembre 2016 2 22 /11 /novembre /2016 20:47

Hallier Fou

"Ma mère est morte, c'est la fin du monde. Rien ne sera jamais plus comme avant. Pleure, Petit Prince." Entrée en matière programmatique que celle de "L'Evangile du fou" de Jean-Edern Hallier, roman paru en 1986 puis réédité en 2007. Incipit lourd de sens pour ce qui va suivre...

 

C'est que "L'Evangile du fou" est une biographie de Charles de Foucauld, certes, mais c'est aussi une promesse faite à sa mère. Promesse tenue de manière posthume, avec le sentiment d'une dette irréparable que l'auteur a faite à une femme qui n'est plus, et qu'il n'a pas su aimer comme il l'eût souhaité de son vivant.

 

Nous voilà au coeur de l'affaire: en parlant de Charles de Foucauld, Jean-Edern Hallier ne peut s'empêcher de parler de lui, généreusement, et de sa famille, et du monde qui l'entoure, dans une tentative désespérée d'embrasser l'absolu. L'écrivain se voit mourir à quatre ans, puis à 44 ans. Impossible de ne pas voir ici une perfection formelle: l'ouvrage recèle quatre grands chapitres, comme les quatre Evangiles...

 

Et puis, en écrivant "L'Evangile du fou" à 49 ans, soit cinq ans après l'année attendue de son décès, le romancier se considère comme un homme en sursis dans ce monde. Surtout, il tient à se montrer comme l'enfant qu'il dit être resté. Devenu un grand gosse, par exemple, l'auteur dit aussi se souvenir d'avoir inspiré, alors qu'il était encore petit, l'histoire du Petit Prince à Antoine de Saint-Exupéry. Tenez: c'est justement ce qu'annonçait l'incipit...

 

La vie familiale complexe de Jean-Edern Hallier, marquée par une hérédité religieuse lourde où le catholicisme, le protestantisme et même le judaïsme se fondent et en prennent pour leur grade, est un motif récurrent de "L'Evangile du fou". S'y dessine une certaine société, grand-bourgeoise voire aristocratique, cultivant l'entre-soi pétri de valeurs, "nos familles" comme l'auteur le dit par dérision. Le regard qu'il promène sur cette société aux allures fanées est féroce, sans quartier, en effet. L'auteur fait feu de tout bois, jouant avec les mots pour leur donner une puissance poétique considérable.

 

Ces mots entrent en résonance avec la biographie de Charles de Foucauld (on y vient quand même...). Il fallait que les deux vies, celles de Charles de Foucauld et celle de Jean-Edern Hallier, soient entremêlées dans le récit, puisqu'elles l'ont été dans le monde réel. Refusant de rédiger une hagiographie hiératique et convenue, l'auteur dessine un portrait iconoclaste, peut-être mythomane parfois, toujours flamboyante. C'est ainsi qu'il rappelle le fou de Dieu qui tente de convertir les bédouins, fonde des ordres monastiques, achète un nuage à un escroc...

 

Quel panache, quelle ampleur dans "L'Evangile du fou"! C'est toute une époque, tout un monde que l'auteur se plaît à retracer, avec une érudition de tous les instants, exacte et éclectique, sublimée par un style unique et envoûtant. Et si c'est de Charles de Foucauld que l'auteur entend parler, c'est en définitive d'un autre fou, de Jean-Edern Hallier donc, pitre génial, gamin insupportable et indispensable, écrivain de toutes les audaces, que l'on se souvient...

 

Jean-Edern Hallier, L'Evangile du fou, Paris, Albin Michel, 1986/2007.

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16 novembre 2016 3 16 /11 /novembre /2016 21:57

Muller Vitre

Lu par Au pouvoir des mots, Denis Arnoud, Francis Richard.

Le site de l'éditeur.

 

Avec Fabien Muller, l'éditeur Olivier Morattel a-t-il publié le plus parisien des écrivains romands? Ou le contraire? Peu importe au fond. Le fin mot de l'histoire, c'est que c'est en Suisse, par l'entremise de la journaliste Mélanie Croubalian, que l'écrivain français Fabien Muller a trouvé un éditeur pour son dernier roman, "La vitre". Il s'y met dans la peau d'une jeune femme dépressive et peu douée pour les contacts humains, qui traîne son existence amère entre des piges erratiques et un métier de bibliothécaire: "Depuis toujours Hélène a le sentiment de voir le monde à distance, de ne pas en faire partie", présente la quatrième page de couverture. Puis viennent un voisin et sa fille, et par là même la possibilité d'une affection...

 

Symboliques de la vitre

"La vitre", donc. Le titre est énigmatique, mais on devine que la vitre est l'image, parfois concrète, de cette mise à distance. Le motif de la vitre est récurrent dans ce roman. On pense à celle de la couveuse où Hélène passe une partie de ses premiers jours. On pense aussi, plus loin, au cadre photo fracassé par l'un des personnages. Ou encore aux Galeries Lafayette dont les vitres explosent lors d'un attentat.

 

Et puis, "la vitre", c'est aussi la fragilité, et là, c'est de la fragilité du personnage d'Hélène qu'il est question: on dirait d'elle que c'est une "femme à problèmes", mais c'est aussi une personne qui s'est cassé à peu près tous les os de son corps. Fragilité des relations humaines, aussi? Oui, mais là, tout d'un coup, il y aura un moteur, une résistance, qui permettra à Hélène de se battre, enfin, pour une fillette, Camille, à laquelle elle a fini par s'attacher.

 

Cela, après avoir créé une certaine transparence (de vitre!) sur la vie difficile de son père, Benoît, fragile aussi à sa manière, mort dans l'attentat mentionné plus haut...

 

(Faire) entendre des voix

Ecrire à la première personne, c'est recréer la voix de son personnage. C'est un art périlleux, et l'écrivain de "La vitre" se montre à la hauteur. On croit au personnage d'Hélène, cette femme un peu commune; on ne peut pas la détester tout à fait, mais il arrive qu'on la trouve énervante, qu'on ait envie de lui mettre quelques claques pour qu'elle se bouge, ne serait-ce que pour se trouver un mec. Bref, elle ne laisse pas indifférent...

 

Un tel sujet aurait par ailleurs pu verser dans l'introspection ennuyeuse d'une personne sans éclat. L'auteur évite toujours l'écueil à temps en relançant l'intérêt de son récit quand il faut - et en remotivant Hélène.

 

L'insertion d'éléments documentaires dans le récit y contribue aussi. Le lecteur a droit à quelques chroniques qu'Hélène a signées pour un magazine féminin, et l'auteur les place en résonance avec l'avis de leur premier lecteur: le rédacteur en chef dudit magazine. Et puis, l'on découvre les rapports des soeurs qui se sont occupées de Benoît et de sa grande soeur (Sophie, beau personnage de méchante ordinaire) dans leur enfance. Ce sont de nouvelle voix que l'auteur fait entendre dans son roman, de nouveaux rythmes, de nouvelles musiques.

 

"La Vitre" est un beau roman, porté par une voix qui sonne juste. C'est aussi un livre d'aujourd'hui, avec des personnages en apparence ordinaires, ballottés par l'existence, et qui finiront, peut-être, par trouver une voie moins rocailleuse pour continuer: fini de regarder le monde comme s'il apparaissait à travers une vitre? Sans doute...

 

Fabien Muller, La vitre, La Chaux-de-Fonds, Olivier Morattel Editeur, 2016, préface de Mélanie Croubalian.

 

 

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14 novembre 2016 1 14 /11 /novembre /2016 21:27

Kenan Songes

Lu par Goliath.

Le site de l'éditeur.

 

"Détecteur de mes songes" est le dernier ouvrage de l'écrivain belgo-turc Kenan Gorgün. La construction de ce recueil de nouvelles reprend les quatre éléments traditionnels (air, terre, feu, eau), et quatre fois trois textes très divers, touchant de près ou de loin à ces éléments, viennent s'y rattacher.

 

Il y a souvent quelque chose de rêvé et de fantastique dans ces nouvelles, ce qu'annonce la première, qui donne son titre au recueil. Qu'est-ce donc que cet appareil VHS Hitachi que le narrateur achète dans une brocante? C'est avec bonheur que le lecteur oscille entre le rêve et la réalité, d'une manière si finement amenée que par moments, il ne sait plus où il se trouve. Quelques allusions au cinéma d'horreur, incluant la présence du réalisateur John Carpenter, viennent donner corps à cette première nouvelle et flatter les lecteurs cinéphiles.

 

L'auteur n'hésite pas à modifier la forme de ses textes afin d'y créer un rythme différent, de faire un zoom avant sur ses personnages en rédigeant les dialogues à la manière d'un théâtre. C'est ce que l'on apprécie dans "Pas vu, pas pris", nouvelle construite comme un petit roman avec des chapitres, hantée, peut-être, et habitée aussi par une indéniable sensualité.

 

Certaines nouvelles sont plus graves, et interrogent l'époque à laquelle nous vivons. Ces questions peuvent être la cohabitation entre peuples, avec "La vie en retard", ou "Hobo", métaphore ferroviaire de la misère que l'homme riche ne veut pas voir et qu'il faudrait cacher avec des rideaux aux fenêtres du train. Un peu courte, cette nouvelle: elle a des allures de point de départ pour quelque chose de plus développé. Et "Silencio!", enfin, offre la promesse d'un monde silencieux où vit le dernier homme. Rien que ça!

 

"La révolte des poissons" apparaît moins convaincante, malgré un côté souriant mais doux-amer, du fait de l'humanisation excessive du poisson qui raconte l'histoire - cela, même s'il a été un humain dans une vie précédente. Quant à "La botte secrète du Père Noël", certes émouvante comme il se doit pour un conte de Noël, elle semble un peu naïve dans sa volonté de mettre en évidence l'innocence des enfants, promesses d'un monde meilleur. On préfère se souvenir du côté absurde de "Toute mémoire abolie", qui fonctionne autour d'un Israélien et d'un Palestinien, ou de l'effacement social du "Mandarin des caniveaux", nouvelle cruelle autour des petits défauts de la société numérique.

 

Recueil de tous les contrastes, oscillant entre la fraîcheur et l'inquiétude, "Détecteur de mes songes" est porté par une écriture vive et moderne. Son auteur ose expérimenter afin de trouver la forme qui convient le mieux au propos. Il en résulte un livre rapide qui se lit avec aisance et plaisir.

 

Kenan Gorgün, Détecteur de mes songes, Louvain-la-Neuve, Quadrature, 2016.

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10 novembre 2016 4 10 /11 /novembre /2016 22:04

Siaudeau saignant

Lu par Aifelle, Encres vagabondes, Jérôme, Jess, Le petit mouton, Le tour du nombril, Oihana, Yv.

Le blog de l'auteur, le site de l'éditeur.

 

Le roman, pour le lecteur, c'est l'évasion parfois, la fuite de temps en temps. Pourquoi ne serait-ce pas pareil pour le personnage principal du livre lu? C'est ce qui se passe dans "Pas trop saignant", troisième roman de l'écrivain français Guillaume Siaudeau. Un ouvrage court, aux chapitres brefs qui vont à l'essentiel. Et l'essentiel, ici, c'est la poésie.

 

De la poésie? Cela n'a rien d'évident avec le sujet que l'auteur adopte. Il est question, en effet, de l'employé d'un abattoir qui décide, par un beau matin ("Le genre de jour qu'il faut escalader à la seule force des rêves, en fermant les paupières."), de partir son travail à bord d'un camion, avec dans son dos une demi-douzaine de vaches. Avant de se lancer en cavale, il ne manque pas de récupérer l'enfant dont il a la charge. Et les voilà partis à travers champs, au nez et à la barbe de policiers étrangement distraits...

 

Paradoxalement, la poésie est une évidence pour rendre un tel sujet intéressant. C'est que toute poésie est effraction, irruption de quelque chose de spécial dans une vie qui tourne trop rond, par la musique, par les images, par le rythme. Comme est effraction le fait de quitter son travail sans façons...

 

Concrètement, l'auteur fait montre d'un sens hors pair de l'image, qui apparaît pour ainsi dire dans chaque phrase: les métaphores et comparaisons sont partout. Il arrive aussi que l'auteur illustre son propos par des images concrètes qui naissent dans l'esprit de Joe, le personnage principal, par exemple lorsque se joue un match entre les "peut-être" et les "pas sûr", débat intérieur vu comme une partie de football.

 

Il arrive aussi que l'image devienne réalité, de façon poreuse: adoptant le point de vue du rapace pour illustrer par métaphore le parcours de ses personnages à vol d'oiseau, l'auteur choisit d'en montrer un. Et d'indiquer que la police court après l'équipée comme le rapace tournoie autour de sa proie. Et puis, de même que Joe pratique l'évasion, les chiffres de l'abattoir semblent vouloir s'évader aussi, si l'on n'y prend pas garde. Une résonance bien observée.

 

Placer un enfant dans une telle histoire, naturellement, c'est du pain bénit. L'auteur se crée ainsi de nombreuses occasions, judicieusement exploitées, d'offrir un regard neuf et frais sur le monde. En écho, Joe imagine avec beaucoup d'esprit des histoires qu'il raconte l'enfant; leurs conversations sont donc immanquablement de petits univers à elles toutes seules, pleins de complicité. Certains parents ont ce talent...

 

Enfin, il y a Joséphine, cette infirmière qui injecte des antidépresseurs à Joe. Ceux-ci sont multicolores, comme si une bonne injection pouvait redonner des couleurs à la vie. C'est une Arlésienne, Joséphine: Joe y pense tout le temps, mais elle ne joue aucun rôle réel dans le roman. Chaque pensée est donc - on y revient - une évasion.

 

Roman court, "Pas trop saignant" est une petite merveille offerte dans le sillage de la rentrée littéraire de l'automne 2016. Merveille de poésie, merveille d'évasion. Est-ce pareil? Peut-être, si l'évasion et la poésie sont l'occasion de découvrir un monde rêvé, plus vrai, plus simple et plus essentiel. Et plus souriant aussi, le temps d'une escapade.

 

Guillaume Siaudeau, Pas trop saignant, Paris, Alma, 2016.

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1 novembre 2016 2 01 /11 /novembre /2016 21:27

Holparan Killer

Lu par Elijange, La Puce 801, Montse, Totalybrune.

Le site de la romancière.

 

On prend les mêmes et on recommence: pour "Killer nostrum", son deuxième roman, l'écrivaine Jennifer Holparan convoque à nouveau Darcy, la policière punk, et Tim, le prêtre qui roule en Lamborghini, pour une nouvelle affaire policière du côté de Boston.

 

L'écriture est intelligente, complexe même pour un polar: le lecteur va se retrouver confronté très vite à une belle bande de policiers aux caractères bien dessinés, et aussi à une série de flash-back. C'est qu'il sera question ici, entre autres, de la jeunesse chargée de Darcy. Et de Tim, par incidence. Un petit effort sera donc nécessaire pour entrer dans "Killer nostrum".

 

Cela dit, on retrouve dans "Killer nostrum" ce qui a fait l'excellence de "Cadaver sancti": des personnages bien dessinés et lâchés dans des situations improbables, des titres de chapitre accrocheurs, des dialogues qui claquent, un rythme trépidant et un humour un brin ravageur. Cela, autour d'une église catholique aux multiples tourments.

 

Sur ce coup-ci, le point de départ paraît convenu, pour ne pas dire cliché: il sera question d'un prêtre pédophile. Mais c'est mal connaître l'auteur que de se dire qu'elle va bêtement lâcher les chiens sur ce personnage: Jennifer Holparan développe une intrigue captivante où celui qu'on croit coupable n'est pas vraiment coupable, et s'il l'est, ce n'est pas de ce que l'on croit... Vous me suivez, là? Retenons donc que "Killer nostrum" fait tomber les masques les uns après les autres.

 

Autre force de "Killer nostrum": ce deuxième roman explore le passé chargé de Darcy. Et la romancière confronte directement ce personnage à lui-même, ce qui lui permet de le pousser dans ses derniers retranchements. Du point de vue du réalisme, on pourrait se demander si Darcy n'aurait pas pu se récuser sur cette enquête, qui la porte à rechercher la vérité sur son propre père. D'un autre côté, c'est pour cela qu'elle est dans la police... et il lui est impossible de reculer face à une telle mission. En face, Tim a aussi un peu de mal à s'intégrer à sa nouvelle paroisse.

 

Obligeant le diable et le bon Dieu à collaborer, "Killer nostrum" ne manque pas de situations rocambolesques, et c'est ce qui fait le charme de ce livre. En particulier, le lecteur adorera la description de la prise d'otages, moment fort de ce polar: des enfants rassemblés dans un bus scolaire sont séquestrés par le chauffeur. Comment la police va-t-elle s'en sortir? Je vous laisse voir...

 

Tout démarre dans un cimetière, avec une bande de pré-retraités bizarres et pas innocents, découvrant de drôles de choses derrière une tombe. A partir de ce point de départ, la romancière réussit à développer une intrigue prenante, le plus souvent bien rythmée, agrémentée d'un soupçon d'humour et d'un sens certain de la formule et de l'intrigue.

 

Jennifer Holparan, Killer nostrum, Paris, Nouvelles plumes, 2015.

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26 octobre 2016 3 26 /10 /octobre /2016 20:26

Bohler Neuroland

Lu par Bortzmeyer, Marylin.

 

Il y a des livres qu'on ne peut pas lâcher, qu'on reprend dès que l'on a deux minutes en se disant: "allez, juste une petite page!" et qu'on termine dans un élan durant lequel il est hors de question qu'on vienne vous déranger. "Neuroland", de Sébastien Bohler", est de ceux-là: un page-turner à la française, qui captive le lecteur - au sens le plus fort du mot.

 

Paru le 19 mars 2015, "Neuroland" se souvient des attentats de Charlie Hebdo, mais aussi d'autres événements terroristes mortels survenus en milieu urbain: on pense à Londres (2005) ou à Madrid (2004). Tout s'ouvre en effet sur un triple attentat d'essence terroriste et djihadiste, survenu à Paris: 53 morts entre la station de métro Châtelet, les Champs-Elysées et la gare de Lyon. Quel puissant détonateur! Quels lieux symboliques!

 

Question, dès lors: face au terrorisme, si révoltant qu'il soit, tous les coups sont-ils permis? En début de roman, l'auteur prend bien garde de trancher: il instaure une forme de débat tragique, suggérant la possibilité d'une alternative technologique à la torture, permettant de faire parler les prévenus sans recourir à des moyens contraires aux droits de l'homme ou à la contrainte. Que vaut, en somme, une troisième voie technologique entre une lecture paralysante des droits de l'homme, angélique peut-être, et une violence qui pourrait être celle de Guantanamo?

 

C'est lorsque le méchant arrive que tout bascule. Franck Corsa incarne le diable - au sens étymologique du terme: il détruit et divise, et l'auteur prend soin de le parer de nombreuses qualités. Ainsi, on le perçoit intelligent, beau parleur, doté d'un tempérament de leader et surtout fin psychologue. Et surtout, pour arriver à des fins de contrôle totalitaire, il recourt aux bonnes causes: en l'espèce, la lutte contre la maladie d'Alzheimer. Le lecteur observera, fasciné, sa progression dans un système complexe où la politique et la science entrent en collision. Trop facile! Une telle figure de méchant, susceptible de récupérer la technologie à ses propres fins, rappelle que cette dernière peut être nuisible, même si l'on se réclame des meilleures causes.

 

L'écrivain excelle à mettre en scène les questions scientifiques. Habile vulgarisateur, il fait passer quelques aspects d'une actualité insoupçonnée dans des dialogues où émerge le personnage attachant de Vincent Carat: il est question ici de lecture de pensées, rien de moins! En laissant entendre qu'une telle possibilité est à portée de la recherche scientifique, pour le meilleur (confondre le terroriste) et pour le pire (instaurer une dictature à pensée unique), l'auteur inquiète et pose la question du caractère ambivalent, éthique, de tout fruit de la recherche actuelle.

 

En face, le monde politique semble largué - donnant raison à un Luc Ferry qui n'a de cesse de dénoncer le retard des élites politiques en matière de connaissances technologiques et de transhumanisme. Selon l'auteur, cette situation est aggravée par la corruption des élites. Il prend soin de lui donner des formes diverses: au fond, il suffit de donner ce qu'ils veulent aux décideurs! Cela dit, à travers le personnage de l'incorruptible eurodéputé Boesmans, l'écrivain suggère que la résistance par l'intégrité, héroïque ou dérisoire peut-être, coûteuse à tous les coups, reste possible.

 

Et en troisième point de tension, l'aspect humain n'est jamais oublié, et constitue un levier narratif puissant. Ainsi Vincent Carat est-il motivé à travailler à Neuroland, centre de recherche en pointe sur les questions de neurosciences situé à Saclay (Essonne, France), pour soigner sa mère atteinte d'Alzheimer - et dessinée avec tendresse par l'écrivain. Quant à l'amour, aux sentiments réels ou supposés, ils jouent leur rôle à fond, entre autres à travers la personne de Maria Svetkova, fugitive condamnée par le milieu criminel russe, source d'empathie de par son statut irrégulier en France contrebalancé par un talent certain qui lui donne de la valeur. Et pour bien indiquer qu'elle fait partie des gentils, l'auteur va jusqu'à lui attribuer un physique très avantageux...

 

Porté par un solide bagage scientifique, "Neuroland" captive aussi et surtout par la profondeur des types humains qu'il donne à voir, et qui interagissent avec un naturel confondant, en un stupéfiant ballet où les masques tombent... ou pas. Bien costaud, sous-tendu par des ficelles plus ou moins fines, le propos est enfin porté par un style d'une efficacité systématique, fait de chapitres courts et incisifs, où aucun mot, aucune description n'est de trop. Résultat: le lecteur se retrouve happé par les arcanes de la recherche, les faux-fuyants du monde politique et les errances de l'humain. Autant d'éléments étroitement imbriqués pour créer un thriller captivant et parfaitement mis en musique, qu'on quitte presque à regret.

 

Sébastien Bohler, Neuroland, Paris, Robert Laffont, 2015.

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19 octobre 2016 3 19 /10 /octobre /2016 21:11

Egloff Enquete

Lu par Andrée, Pascal Ordonneau, Pierre Ahnne, Yspaddaden.

 

Tels sont les hasards du calendrier: alors que "J'enquête", dernier roman de Joël Egloff, a paru vers Pâques 2016, l'écrivain installe son récit durant les fêtes de Noël. Rapprocher Noël et Pâques, serait-ce l'art narquois de l'éditeur? Toujours est-il que c'est sous la neige que le narrateur de "J'enquête" part sur les traces de celui qui a volé le petit Jésus.

 

L'histoire est vite résumée: un détective privé peu expérimenté est chargé par une paroisse de retrouver le voleur du Jésus mis en place dans une crèche disposée sur la place de l'église d'un patelin français, peut-être en Alsace ou en Lorraine. Personne ne remplit sa part du contrat; mais le lecteur, adoptant le point de vue du détective narrateur, l'observe s'enliser, avec la certitude tranquille de ceux qui vont dans le mur et ne s'en aperçoivent pas.

 

Il est aisé de voir dans "J'enquête" une jouissive subversion des codes du roman policier. On ne retrouvera pas le petit Jésus, ni le coupable (on s'en doute assez vite). Le lecteur s'amusera à découvrir les fausses pistes qui s'accumulent et trompent un détective qui se complaît dans l'erreur: la démarche de l'écrivain s'avère déceptive tous azimuts. Il est permis de se demander qui, dans ce récit, est vraiment coupable: le détective qui se prévaut d'un savoir-faire qu'il n'a pas, ou le prêtre qui l'engage et ne lui paie pas l'avance convenue. De ce point de vue, le voleur du petit Jésus paraît bien innocent.

 

Intéressante confrontation, du reste, en parlant du petit Jésus, entre deux regards portés sur cette figurine de crèche: si le détective observe sa disparition comme un vol, de manière rationnelle, ses commanditaires, des religieux, y voient un enlèvement, comme si ce personnage de terre cuite était vivant. Idolâtrie mal placée de la part de catholiques? On peut le voir ainsi, les mots ont leur importance.

 

Cette non-enquête s'installe dans une localité, ni ville ni village, qu'on imagine volontiers comme l'une de ces localités de "La France de Raymond Depardon". L'auteur cible quelques points clés que toute ville de province possède: une église et un presbytère, un ou deux commerces, un hôtel approximatif mais familial, un restaurant chic et un kebab. En faisant de son narrateur un habitué du kebab, trop pauvre pour se payer le restaurant chic, l'auteur parachève son aura de loser pas même capable de pécho la patronne de l'hôtel qui pourtant n'attend que ça. Quant à l'ambiance dans les rues, elle est à l'avenant: les gens sont rares, les contacts amicaux encore plus, si ce n'est celui, un peu lourd, du poivrot de service.

 

Quant à la crèche, scène du crime dérisoire par excellence, sa disparition au terme de la trêve des confiseurs représente un drame pour le narrateur. Tournant du récit, ce démontage est accompagné d'un changement de météo: la neige cède la place à la pluie, la joie des fêtes se retire pour rendre ses droits à la grisaille du quotidien: pour le détective, c'est la fin de l'état de grâce. "J'enquête" offre une porte de sortie honorable à son narrateur, par le biais des commanditaires, mielleux et roublards mais pas chiens quand même; mais en une ultime pirouette, l'auteur termine son roman sur la phrase "Tout ne faisait que commencer". Au terme d'un roman drôle, poétique et absurde, belle antiphrase pour dire l'entêtement, pour ne pas dire la foi, même face à l'échec...

 

Joël Egloff, J'enquête, Paris, Buchet-Chastel, 2016.

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