"Ma mère est morte, c'est la fin du monde. Rien ne sera jamais plus comme avant. Pleure, Petit Prince." Entrée en matière programmatique que celle de "L'Evangile du fou" de Jean-Edern Hallier, roman paru en 1986 puis réédité en 2007. Incipit lourd de sens pour ce qui va suivre...
C'est que "L'Evangile du fou" est une biographie de Charles de Foucauld, certes, mais c'est aussi une promesse faite à sa mère. Promesse tenue de manière posthume, avec le sentiment d'une dette irréparable que l'auteur a faite à une femme qui n'est plus, et qu'il n'a pas su aimer comme il l'eût souhaité de son vivant.
Nous voilà au coeur de l'affaire: en parlant de Charles de Foucauld, Jean-Edern Hallier ne peut s'empêcher de parler de lui, généreusement, et de sa famille, et du monde qui l'entoure, dans une tentative désespérée d'embrasser l'absolu. L'écrivain se voit mourir à quatre ans, puis à 44 ans. Impossible de ne pas voir ici une perfection formelle: l'ouvrage recèle quatre grands chapitres, comme les quatre Evangiles...
Et puis, en écrivant "L'Evangile du fou" à 49 ans, soit cinq ans après l'année attendue de son décès, le romancier se considère comme un homme en sursis dans ce monde. Surtout, il tient à se montrer comme l'enfant qu'il dit être resté. Devenu un grand gosse, par exemple, l'auteur dit aussi se souvenir d'avoir inspiré, alors qu'il était encore petit, l'histoire du Petit Prince à Antoine de Saint-Exupéry. Tenez: c'est justement ce qu'annonçait l'incipit...
La vie familiale complexe de Jean-Edern Hallier, marquée par une hérédité religieuse lourde où le catholicisme, le protestantisme et même le judaïsme se fondent et en prennent pour leur grade, est un motif récurrent de "L'Evangile du fou". S'y dessine une certaine société, grand-bourgeoise voire aristocratique, cultivant l'entre-soi pétri de valeurs, "nos familles" comme l'auteur le dit par dérision. Le regard qu'il promène sur cette société aux allures fanées est féroce, sans quartier, en effet. L'auteur fait feu de tout bois, jouant avec les mots pour leur donner une puissance poétique considérable.
Ces mots entrent en résonance avec la biographie de Charles de Foucauld (on y vient quand même...). Il fallait que les deux vies, celles de Charles de Foucauld et celle de Jean-Edern Hallier, soient entremêlées dans le récit, puisqu'elles l'ont été dans le monde réel. Refusant de rédiger une hagiographie hiératique et convenue, l'auteur dessine un portrait iconoclaste, peut-être mythomane parfois, toujours flamboyante. C'est ainsi qu'il rappelle le fou de Dieu qui tente de convertir les bédouins, fonde des ordres monastiques, achète un nuage à un escroc...
Quel panache, quelle ampleur dans "L'Evangile du fou"! C'est toute une époque, tout un monde que l'auteur se plaît à retracer, avec une érudition de tous les instants, exacte et éclectique, sublimée par un style unique et envoûtant. Et si c'est de Charles de Foucauld que l'auteur entend parler, c'est en définitive d'un autre fou, de Jean-Edern Hallier donc, pitre génial, gamin insupportable et indispensable, écrivain de toutes les audaces, que l'on se souvient...
Jean-Edern Hallier, L'Evangile du fou, Paris, Albin Michel, 1986/2007.
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