Lu par Bortzmeyer, Marylin.
Il y a des livres qu'on ne peut pas lâcher, qu'on reprend dès que l'on a deux minutes en se disant: "allez, juste une petite page!" et qu'on termine dans un élan durant lequel il est hors de question qu'on vienne vous déranger. "Neuroland", de Sébastien Bohler", est de ceux-là: un page-turner à la française, qui captive le lecteur - au sens le plus fort du mot.
Paru le 19 mars 2015, "Neuroland" se souvient des attentats de Charlie Hebdo, mais aussi d'autres événements terroristes mortels survenus en milieu urbain: on pense à Londres (2005) ou à Madrid (2004). Tout s'ouvre en effet sur un triple attentat d'essence terroriste et djihadiste, survenu à Paris: 53 morts entre la station de métro Châtelet, les Champs-Elysées et la gare de Lyon. Quel puissant détonateur! Quels lieux symboliques!
Question, dès lors: face au terrorisme, si révoltant qu'il soit, tous les coups sont-ils permis? En début de roman, l'auteur prend bien garde de trancher: il instaure une forme de débat tragique, suggérant la possibilité d'une alternative technologique à la torture, permettant de faire parler les prévenus sans recourir à des moyens contraires aux droits de l'homme ou à la contrainte. Que vaut, en somme, une troisième voie technologique entre une lecture paralysante des droits de l'homme, angélique peut-être, et une violence qui pourrait être celle de Guantanamo?
C'est lorsque le méchant arrive que tout bascule. Franck Corsa incarne le diable - au sens étymologique du terme: il détruit et divise, et l'auteur prend soin de le parer de nombreuses qualités. Ainsi, on le perçoit intelligent, beau parleur, doté d'un tempérament de leader et surtout fin psychologue. Et surtout, pour arriver à des fins de contrôle totalitaire, il recourt aux bonnes causes: en l'espèce, la lutte contre la maladie d'Alzheimer. Le lecteur observera, fasciné, sa progression dans un système complexe où la politique et la science entrent en collision. Trop facile! Une telle figure de méchant, susceptible de récupérer la technologie à ses propres fins, rappelle que cette dernière peut être nuisible, même si l'on se réclame des meilleures causes.
L'écrivain excelle à mettre en scène les questions scientifiques. Habile vulgarisateur, il fait passer quelques aspects d'une actualité insoupçonnée dans des dialogues où émerge le personnage attachant de Vincent Carat: il est question ici de lecture de pensées, rien de moins! En laissant entendre qu'une telle possibilité est à portée de la recherche scientifique, pour le meilleur (confondre le terroriste) et pour le pire (instaurer une dictature à pensée unique), l'auteur inquiète et pose la question du caractère ambivalent, éthique, de tout fruit de la recherche actuelle.
En face, le monde politique semble largué - donnant raison à un Luc Ferry qui n'a de cesse de dénoncer le retard des élites politiques en matière de connaissances technologiques et de transhumanisme. Selon l'auteur, cette situation est aggravée par la corruption des élites. Il prend soin de lui donner des formes diverses: au fond, il suffit de donner ce qu'ils veulent aux décideurs! Cela dit, à travers le personnage de l'incorruptible eurodéputé Boesmans, l'écrivain suggère que la résistance par l'intégrité, héroïque ou dérisoire peut-être, coûteuse à tous les coups, reste possible.
Et en troisième point de tension, l'aspect humain n'est jamais oublié, et constitue un levier narratif puissant. Ainsi Vincent Carat est-il motivé à travailler à Neuroland, centre de recherche en pointe sur les questions de neurosciences situé à Saclay (Essonne, France), pour soigner sa mère atteinte d'Alzheimer - et dessinée avec tendresse par l'écrivain. Quant à l'amour, aux sentiments réels ou supposés, ils jouent leur rôle à fond, entre autres à travers la personne de Maria Svetkova, fugitive condamnée par le milieu criminel russe, source d'empathie de par son statut irrégulier en France contrebalancé par un talent certain qui lui donne de la valeur. Et pour bien indiquer qu'elle fait partie des gentils, l'auteur va jusqu'à lui attribuer un physique très avantageux...
Porté par un solide bagage scientifique, "Neuroland" captive aussi et surtout par la profondeur des types humains qu'il donne à voir, et qui interagissent avec un naturel confondant, en un stupéfiant ballet où les masques tombent... ou pas. Bien costaud, sous-tendu par des ficelles plus ou moins fines, le propos est enfin porté par un style d'une efficacité systématique, fait de chapitres courts et incisifs, où aucun mot, aucune description n'est de trop. Résultat: le lecteur se retrouve happé par les arcanes de la recherche, les faux-fuyants du monde politique et les errances de l'humain. Autant d'éléments étroitement imbriqués pour créer un thriller captivant et parfaitement mis en musique, qu'on quitte presque à regret.
Sébastien Bohler, Neuroland, Paris, Robert Laffont, 2015.
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