Lu par Adeline Berjot, Clara, Des pages et des îles, Frédérique, Gambadou, Mathilde Dondeyne, Moon, Nina, Vive la rose et le lilas.
Vivent les mariés! Et que les diamants pleuvent sur eux! Image ô combien idyllique... Pour son troisième roman traduit en français (après "Les Débutantes" et "Maine"), Julie Courtney Sullivan choisit de traiter un sujet de toujours, le mariage - et d'aller voir ce qu'il peut y avoir derrière les serments, quitte à malmener certains clichés. Elle offre à son lectorat un roman solide, dans la plus pure tradition du roman réaliste, pour le meilleur et pour le pire. "Les liens du mariage" est riche en péripéties apparemment sans liens entre elles. Cela, jusqu'à ce que la fin, progressivement, se présentent toutes les clés des innombrables intrigues de de roman fourmillant d'humanité. Une humanité qui n'échappe pas au marketing - mais ça fait justement partie du riche dispositif mis en place par l'auteur.
Riche, oui: l'auteur propose à son lecteur pas moins d'une demi-douzaine de points de vue pour faire avancer une intrigue qui, en gros, va de l'immédiat après-guerre à l'année 2013. Cela implique un certain nombre de personnages susceptibles de captiver leur lectorat. L'auteure réussit son pari: on découvre Kate, l'éternelle opposée au mariage, Delphine, la Parisienne expatriée à New York, Evelyn, l'enseignante, James, l'infirmier qui aurait voulu devenir musicien. Et puis Mary Frances Gerety, l'immarcescible collaboratrice de l'agence de publicité Ayer - celle qui est à l'origine du slogan "A Diamond Is Forever". C'était en 1947.
Le marketing, acteur en coulisse
Si je signale Mary Frances Gerety un peu à part, c'est que son rôle l'est aussi - ce que l'auteur démontre. En effet, "Les liens du mariage" est un roman construit par parties. Or, les chapitres consacrés à Frances trouvent toujours place avant le début de chaque partie, un peu en dehors du propos, à la manière d'un prologue. Personnalité historique collaborant avec une véritable entreprise de communication, créatrice d'un slogan historique, Mary Frances Gerety fait donc figure, sous la plume de l'auteur, de personnalité qui tire les ficelles en coulisse, sous l'égide de l'agence de publicité Ayer.
Du coup, on devine que le marketing est le moteur, du roman "Les liens du mariage". L'auteure dessine en effet, exploitant des citations de rapports de l'agence Ayers et du diamantaire De Beers, l'évolution du positionnement du diamant en tant que produit commercial, présenté comme indissociable des fiançailles et du mariage. Il faut convaincre les classes moyennes, vendre du rêve aux riches, suggérer le prix raisonnable pour un diamant (deux mois de salaire...) à ceux qui ne savent pas, convaincre avant tout les hommes d'acheter un tel produit à celles qu'ils aiment. L'auteure dessine avec clarté et précision l'évolution de ce positionnement sur le marché.
Tout les sépare, un diamant les unit
Il faut être attentif lorsque l'on lit "Les liens du mariage". Les personnages mis en scène sont tous concernés par le mariage, et tous réagissent à leur manière, en fonction de l'époque où ils ont été confrontés à ce sujet. Nous avons donc des personnages comme James et Sheila, qui se marient pratiquement par nécessité afin d'échapper à la guerre du Viet-Nam (pour James), d'autres qui épousent afin d'acquérir un statut social, une Parisienne qui recherche l'aventure mais préfère en fin de compte un mariage tranquille qui est aussi une union bien "business". L'auteur flingue donc sans ménagement l'idée que seul l'amour motive le mariage.
Figure idéaliste, fidèle à ses idées, Kate est un personnage particulier: refusant le mariage (comme plein d'autres choses d'ailleurs, au nom de grands idéaux généreusement caricaturés), jetant par ailleurs un regard critique (donc intéressant) sur le business du diamant, elle se retrouve mêlée au mariage gay de deux amis. Elle est placée, en contrepoint, face à une soeur aux postures de fashion victim. Une porte ouverte vers quelque chose d'autre!
Ce n'est qu'à la fin de "Les liens du mariage" que l'on découvre ce qui réunit des personnages aussi divers - un diamant, une bague, bien sûr. Il est permis de se demander si cet objet n'a pas été imposé par De Beers, qui pourrait intervenir comme parrain de ce roman; on préférera penser que c'est un lien fort pertinent, bien choisi, entre des personnages difficiles à relier entre eux, représentatifs d'une Amérique vaste géographiquement (toute la côte Est, sans oublier le Midwest quasi provincial), socialement et historiquement.
Trois quarts de siècle...
Enfin, force est de constater que l'histoire des Etats-Unis et, plus largement, du monde est un acteur essentiel des "Liens du mariage". On retrouve ici la manière de faire de "Maine": intégrer des épisodes historiques d'importance locale, nationale ou mondiale afin de soutenir le réalisme du récit.
Du point de vue mondial, le lecteur n'échappera donc pas aux questions liées à la guerre du Viet-Nam (le personnage de James). Il sera aussi confronté aux Beatles (James aussi), à la francophobie née du refus de Jacques Chirac d'intervenir en Irak (personnages de Delphine et PJ), à la question des objets spoliés par les Nazis (un violon Stradivarius en l'occurrence, rien de moins), à l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, etc.
Le poids de la documentation
L'auteure n'a pas hésité à se documenter amplement pour donner à son roman l'ampleur qu'il mérite. En particulier, les scènes parisiennes paraissent si précises qu'elles auraient pu être écrites par un auteur parisien - j'avoue avoir pensé à "Grands boulevards" de Tonie Behar, même si le quartier dépeint (Montmartre) n'est pas le même. Gageons que les restaurants cités existent vraiment - j'avoue ne pas avoir noté leurs noms...
Documentation lourde également lorsqu'il s'est agi de mettre en scène le monde de la musique classique, celui des pompiers ou des secouristes - force est de constater que l'auteure conserve, d'un bout à l'autre, ou souci constant de réalisme et de sérieux. Le résultat est là: à Paris comme à bord d'une ambulance, on s'y croit, comme on peut s'y croire lorsqu'on lit un reportage bien fichu.
Mais c'est aussi un roman important que Julie Courtney Sullivan offre à ses lectrices et lecteurs. Page après page, en effet, tout au long d'une intrigue conduite d'une manière virtuose, elle invite chacune et chacun d'entre eux à se poser quelques questions éventuellement dérangeantes sur le mariage (ou le divorce) qu'il a vécu, qu'il vit ou s'apprête à vivre. Autant dire que "Les liens du mariage", mêlant avec pertinence histoire réelle et fiction, est un ample roman qui apparaît comme une "physiologie du mariage" - pour reprendre le titre d'Honoré de Balzac - accommodé à la manière polymorphe, complexe donc captivante, d'une époque, la nôtre, qui va de l'immédiat après-guerre (la deuxième) à l'année 2013.
Julie Courtney Sullivan, Les liens du mariage, Paris, Rue Fromentin, 2014. Traduction d'Anne-Laure Paulmont et Frédéric H. Collay.
Merci à l'éditeur pour l'envoi!