C'est en 2009 que la chercheuse Isabelle Jonveaux a soutenu sa thèse de sociologie, élaborée sous la direction de Danièle Hervieu-Léger. Deux ans plus tard, cette thèse est publiée sous le titre "Le Monastère au travail" aux éditions Bayard. Il s'agit d'une somme plutôt imposante, qui fait le point sur un aspect peu exploré de la vie monastique: son rapport à l'économie et au travail. Son auteure propose donc à son lectorat de découvrir ce qui se passe derrière "la boutique du monastère" - et cette exploration s'avère neuve, ample et fouillée, portée par un style agréable à lire.
Pour faire le tour de son sujet, l'auteure recourt aux méthodes les plus diverses. Elle exploite une vaste bibliographie où se côtoient entre autres Danièle Hervieu-Léger, Thorstein Veblen, Pierre Bourdieu, Gilles Lipovetski ou Luc Boltanski. Son travail se fonde également sur la visite à des monastères, ce qui implique des entretiens. Une limite? Les monastères de moines se sont avérés plus ouverts aux travail de la sociologue que les monastères de moniales, ce que l'auteure relève justement en imputant cette réticence à une image négative de la sociologie, au moins autant qu'à la plus grande sévérité de la règle pour les moniales. L'image des soeurs apparaît donc un peu moins nette au fil des pages.
Ces visites à des monastères de France, d'Allemagne, d'Italie et de Belgique ont été l'occasion d'entretiens et d'observations, qui ont débouché sur d'intéressantes analyses, comparatives entre autres. Grâce aux illustrations, celles-ci prennent un aspect des plus concrets pour le lecteur. Enfin, l'aspect historique et la réflexion ne sont pas oubliés: comment résoudre ce paradoxe qui veut qu'une vie de prière doive s'accommoder de travaux? Et qu'un monastère ne peut se passer d'argent, en dépit de son objectif avoué d'autarcie, ne serait-ce que pour payer les cotistaions sociales et les travaux que le bâtiment du monastère requiert? Les réponses varient, aussi en fonction de l'histoire très différente des quatre pays considérés.
Face à l'économie, trois grandes lignes se dégagent chez les moines: nier l'intégration, l'externaliser en confiant à des laïcs les aspects de travail et de production de biens du monastère, ou accepter le versant économique du métier de moine en lui conférant une valeur en phase avec la religion catholique. Ce qui débouche sur la mise au jour d'un certain nombre de considérations managériales: incités à faire leur travail le plus rapidement possible, afin de pouvoir consacrer un maximum de temps à la prière, les moines ont développé un sens aigu de l'organisation. Se pose également la question de la présence des laïcs au travail, et le risque de dénaturation de la production que cela peut impliquer: l'auteure identifie les valeurs que les produits des moines doivent véhiculer (authenticité, tradition, proximité de la nature); elle relève aussi ce qui fait qu'un client achètera tel ou tel bien à la boutique du monastère, malgré un prix qui peut paraître plus élevé. Elle pointe aussi quelques dérives, tels des objets religieux "made in China".
Les contacts avec les laïcs ne sont pas oubliés. L'auteure livre entre autres un panorama des activités liées à l'hôtellerie, qu'elle soit d'inspiration totalement profane ou liée à une activité religieuse de la part de ceux qui logent au monastère. Ce contact avec les laïcs peut aussi passer par Internet: l'auteure considère que ce moyen de communication a été adopté par les moines, essentiellement ceux de sexe masculin (les moniales seraient plus méfiantes) - non sans restrictions bien sûr, afin d'éviter une intrusion trop forte du monde laïc virtuel dans l'univers clos du monastère. Quant au positionnement des produits des monastères, il fait l'objet d'une analyse aux allures d'étude de marketing. Le lecteur y découvrira quelques marques fameuses, en particulier de bières belges, trappistes, d'abbaye ou profanes mais récupérant sans vergogne l'imagerie monastique, jugée positive.
C'est que l'auteur, au terme de son ouvrage, relève l'image positive et sympathique du monde monastique auprès du grand public, qui fait contraste avec la relative désaffection dont souffre l'église institutionnelle, séculière. Cette image est véhiculée, certes, par l'image stéréotypée du moine bon vivant, éventuellement gros et jovial, qu'on voit sur certains produits, mais aussi parce que le monachisme paraît représenter un idéal immémorial de tradition et d'authenticité, à une époque qui en a fort besoin.
Isabelle Jonveaux, Le monastère au travail, Montrouge, Bayard, 2011.