L'actualité nous oblige à nous plonger dans les affres de grandes banques que l'on croyait
invulnérables. On se gausse de ces établissements valeureux qui, soudain minables, viennent frapper à la porte de l'Etat afin de décrocher une ou deux pincées de milliards, et l'on est tenté de
bien rigoler. Tenté, je dis bien, parce qu'au fond, c'est quand même de notre épargne qu'il s'agit, en fin de compte.
Dans la tourmente actuelle, bon nombre de dirigeants bancaires ont choisi de renoncer à leurs bonus. Cela a commencé il y a deux ou
trois semaines à l'Union de banques suisse (UBS), et se poursuit à présent dans le même établissement, où Marcel Ospel, ancien patron, vient de lâcher la poignée de millions de bonus que son
contrat prévoyait pour lui - de même que d'autres collègues moins exposés. Sans doute a-t-il acheté ainsi la paix de sa conscience; mais mon propos va aborder d'autres
pâturages.
Ce matin, en effet, sur le site Internet d'un journal de boulevard lausannois dont la
version gratuite est meilleure que la version payante, je trouve un papier qui donne la parole au footballeur Kakà, meneur de jeu de l'AC Milan, qui défend son 1,15 million de francs suisses de
revenus annuel. Là, je commence vraiment à me poser des questions.
Pourquoi ce jeune homme de 26 ans touche-t-il en effet autant d'argent chaque année, pour taper dans un ballon et se payer d'être fatigué
d'avoir fait mumuse? Kakà a une réponse: "Malheureusement, c'est une idée très répandue de penser que les joueurs de football gagnent trop d'argent sans le mériter. Le football est un business
qui génère des milliards et le coeur de ce business, ce sont les joueurs", répond-il à Grégoire Corthay, du Matin Bleu.
Splendide réponse, monsieur Kakà. Que ce footballeur permette que je réplique - et si j'ai
mentionné les banques au début de mon papier, ce n'est pas un hasard car cela me permet de rebondir. Celles-ci, en effet, brassent également des mililards de francs, de dollars ou d'euros. Et le
coeur du business bancaire, ce sont les hommes de terrain - ceux qui décident d'accorder les prêts aux jeunes couples désireux d'acquérir leur logement, ceux qui réceptionnent
les bas de laine des petits épargnants, etc., en moyenne quarante heures par semaine. Est-ce que ceux-ci perçoivent aussi 1,15 million de francs suisses par an? Et
travailler dans une banque, sourire sans cesse, ne pas filer de coups de boule aux clients importuns, Dieu sait que c'est parfois du sport... alors que le football est et doit rester un jeu. Même
remarque pour n'importe quelle entreprise.
Et puisque M. Kakà a voulu porter le débat en se faisant le parangon de l'opérationnel,
élargissons le débat au monde littéraire, dont il est souvent question ici. Le coeur du business littéraire, ce sont les écrivains. Or, lequel d'entre eux, même s'il jouit d'un enviable succès,
peut se targuer d'un tel revenu? Jonathan Littell sur un seul ouvrage peut-être, J. K. Rowling sur une série; mais à l'échelon mondial, c'est peu. Le coeur du monde littéraire, c'est
l'écrivain... et c'est lui qui touche le moins d'argent. Pourquoi est-ce différent dans le sport? Le sportif est-il plus rapace que l'écrivain? L'écrivain mérite-t-il mions que
l'athlète?
Par ailleurs, puisque c'est de gros sous qu'il s'agit, est-ce que M. Kakà s'est demandé
d'où vient son revenu? Nous serions certes mal venus de faire les fines bouches; mais qu'en est-il des matches de football truqués (surtout dans le pays d'origine de la mafia, où l'on n'ose pas
organiser l'Euromillions), des combines à deux francs, de la comédie trop vite jouée pour perdre ou gagner ce qui doit l'être?
On dit enfin qu'un sportif doit penser à sa retraite très tôt... la belle affaire: entre la fin de son adolescence et l'aube de sa
trentaine, il se sera amusé, et aura été payé pour cela - qui, parmi les lecteurs fidèles de ce blog, peut en dire autant, alors que certains sont à l'usine dès l'âge de quatorze ans? Quant à la
reconversion des sportifs, je ne me fais pas de souci: ce sont des gens qui ont démontré qu'ils savent s'adapter, qu'ils sont mobiles, qu'ils maîtrisent ou se débrouillent dans deux ou trois
langues, qu'ils font vendre en capitalisant sur leur simple nom, qu'ils ont une excellente condition physique, etc. La tenniswoman Martina Hingis, pointée du doigt pour consommation de
stupéfiants, apparaît sur des publicités de machines à laver, le tennisman Roger Federer a un timbre-poste suisse à son effigie (et j'espère que Rolex lui a versé un chèque, car seul le nom
de cet horloger apparaît en toutes lettres sur la marque d'affranchissement, avec celui du concepteur, Roland Hirter ), et, dans un rayon plus discret, le motard suisse Jacques Cornu a
capitalisé sur son nom pour créer une école de sécurité pour motards. Enfin, une amie, ancienne cadre junior de l'équipe nationale suisse de ski, travaille à présent... pour une grande
banque suisse, et en est heureuse.
Non, non et non: 1,15 million de francs pour taper dans un ballon, une balle ou un palet,
pour piloter un bolide, courir ou nager comme le vent, ce n'est justifié en aucun cas. Encore moins en période de crise. Savez-vous d'ailleurs, amis visiteurs, s'il y a, quelque part dans
votre entourage, un sportif qui a rendu ses bonus?
L'article du Matin Bleu est ici.
Illustrations: le timbre-poste où Federer porte une Rolex; Martina Hingis en position délicate (The Sun); Marcel Ospel, ex-patron d'UBS; Kakà, footballeur brésilien engagé à
l'AC Milan.