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Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.

C'est l'heure, on va fermer...

... non pas ce blog, mais bien les parcs, en Occident et particulièrement du côté des Jardins du Luxembourg, à Paris, où tout commence et tout finit. C'est du moins ce que suggère l'énigmatique titre du roman "L'heure de la fermeture dans les jardins d'Occident", signé Bruno de Cessole, Prix des Deux Magots 2008. Enigmatique? Force m'est d'avouer qu'un titre pareil ne pouvait que susciter ma curiosité. Et celle-ci, en dépit de deux ou trois bémols, ne fut pas déçue.

Fort classique (peut-être même l'avez-vous vécue), l'histoire tient en peu de mots: un étudiant de niveau universitaire, Philippe Montclar, trébuche sur une personnalité oubliée du monde des idées, Frédéric Stauff. Cela, tout en se fixant peu à peu du côté du coeur, en entretenant une liaison avec une certaine Ariane.

Orienté vers le passé? Nostalgique? Ce roman l'assume dès le départ, avec une scène d'ouverture qui évoque le tourisme en Grèce et met en scène Philippe Montclar. Celui-ci regrette que le touriste de base pollue, par sa simple présence, les lieux magnifiés par son éducation classique. Quelques clichés sont balancés au sujet de la Grèce moderne, par exemple celui qui veut que ce pays soit un paradis pour les homosexuels et ce, de toute éternité. Choisir la Grèce, berceau de la culture occidentale, comme point de départ reste toutefois une évidence: c'est de culture, d'idées, de philosophie même qu'il sera question tout au long des presque 400 pages de ce livre.

Face à cela, l'auteur se pose en critique de la modernité et de l'approche moderne des arts. Ou n'est-ce pas ses personnages qu'il fait réagir ainsi? Les grandes librairies sont ainsi comparées à des supermarchés, voire à des boucheries (savoureuse comparaison p. 88). Quant au narrateur, qui a un petit côté réac et poseur (il tient à faire des phrases quand il parle), il se trouve comblé par Frédéric Stauff, qui le gave de présentations d'auteurs d'autrefois: Boèce, Nietzsche, Robert Walser, Senancour, Emmanuel Kant - une véritable nef des fous, ceux-ci étant considérés comme plus sages que les personnes raisonnables qui occupent la scène. L'ombre d'Erasme plane... Ces anciens sont présentés de manière biographique, au risque d'ennuyer par un jeu répétitif de biographies - toujours narrées, avec faconde, par Frédéric Stauff.

Stauff? Parlons-en, le personnage est complexe! Il s'agit d'un Suisse débarqué à Paris pour tenter la carrière de la philosophie à l'époque de l'existentialisme. Trop libre par rapport à la doxa germanopratine dominante, il se fait dégommer par l'équipe de Jean-Paul Sartre... Du côté des idées, il se pose en "
raté", pétri de culture générale, défenseur de ceux qu'il est convenu de vilipender - à l'instar de Calliclès, adversaire sophiste de Socrate, universellement honni, dont il a écrit une apologie. Frédéric Stauff est aussi un joueur, vivant en solitaire mais appréciant la compagnie d'Ariane et de Philippe Montclar, qu'il teste, par exemple en concédant une attitude ambivalente face à l'Académie française.

Mais Frédéric Stauff, c'est aussi un Suisse. Sur ce coup-ci, l'auteur est un  peu ambivalent: d'un côté, il démontre une connaissance indéniable du pays, citant des lieux, mentionnant des éléments tels que des noms de vins (citer le Neuchâtel, il faut oser, alors que ce sont les terrois vaudois et valaisan qui ont actuellement le vent en poupe) ou retraçant un portrait crédible d'une certaine suissitude. Mais la vision qu'a l'auteur de celle-ci est entachée de deux ou trois clichés... qui peuvent heurter le lecteur suisse. Stauff dit par exemple à tout bout de champ "Charrette!" et "Nom de bleu!", seuls helvétismes réels ou supposés qu'on trouve dans ce livre. Par ailleurs, un Vaudois (il l'est) comme lui commanderait-il spontanément un Fendant ou un Neuchâtel au café? La vie parisienne exige peut-être de tels accommodements, mais le monde romanesque autorise quand même l'entrée en scène d'un Mont-sur-Rolle, d'un Lavaux... surtout depuis que celui-ci relève du patrimoine de l'Unesco! En outre, Frédéric Stauff lit "La Tribune de Lausanne", journal qui, dans le pire des cas, a disparu - et, dans le meilleur des cas, est devenu "
Le Matin", journal de  boulevard qui n'a rien de philosophique - ça ne cadre pas, même si Stauff lit aussi "L'Equipe"! Enfin, l'apologie d'Eugène Rambert me laisse un peu de marbre: l'auteur choisit, pour le défendre et l'illustrer, le poème "Mon vieux Léman" - une rengaine que toutes les chorales ont trop chantée, sur une mélodie de Joseph Bovet, au risque de créer des nausées non contrôlées... L'auteur serait-il, sur ce coup-ci, le "demi-savant" que Frédéric Stauff dénonce à plaisir?

Stauff, au fond, serait-il le "McGuffin", le leurre de ce roman? Je me suis posé la question. L'auteur met en effet face à face, comme deux éléments irréconciliables (Philippe Montclar devra du reste choisir, et c'est là qu'est l'intrigue), Ariane et Stauff. Stauff, on le sait, représente le monde des idées. Ariane, elle, est pour Philippe un objet de satisfaction physique (et vice versa - on ne connaît même pas le nom de famille d'Ariane, pas plus qu'on connaît celui d'une prostituée). La relation Philippe/Ariane est entièrement placée sous le signe de la jouissance immédiate du corps, dès le début (rencontre dans une exposition de toiles de Boucher, puis retrouvailles à court terme organisées par téléphone pour qu'exulte la chair), et du jeu de masques où l'on dévoile à l'autre ce que l'on veut bien dévoiler. D'où la question: vaut-il mieux une jouissance physique ou mentale? Certes, Stauff occupe tout l'espace mental de Philippe Montclar; certes, Montclar se montre plus enclin à se confier sincèrement à Stauff qu'à Ariane; mais à la fin, Philippe finira bien par tuer son mentor, celui qui lui a piqué (vraiment?) Ariane...

... car il faut bien tuer le maître (on se croirait chez Freud, n'est-ce pas?), qui a du suicide une vision noble et antique: plutôt que la porte de sortie infamante de celui qui n'en a pas d'autre, Frédéric Stauff adopte le point de vue antique sur ce sujet, celui qui veut que le suicide est l'issuela plus noble du philosophe (sans doute selon l'idée qu'on devrait pouvoir choisir et assumer sa mort). Tuer le maître? Philippe Montclar le fait, au sens le plus littéral, puisqu'il assassine Frédéric Stauff. Mais la lettre qui constitue l'essentiel du chapitre 22 et dernier de ce roman éclaire toute l'affaire d'un jour inédit: même assassiné, même suicidé par procuration, le maître, fin connaisseur de l'âme humaine (il est vieux, il en a vu des gens!)  reste plus malin que le disciple... et quitte la scène avec élégance.

Tout ce récit repose sur l'immense culture de l'auteur. Une culture classique, tournée vers le passé, qui fait la part belle à des auteurs qu'on évoque plus volontiers dans des milieux réactionnaires que chez les progressistes: Charles Maurras et Maurice Barrès, bien sûr, mais aussi Donoso Cortès, Gonzague de Reynold (tiens, un Suisse!), Léon Bloy, Charles-Albert Cingria même. On se serait même attendu à voir débarquer les
Hussards, mais l'auteur ne va pas jusque-là. Peut-être les considère-t-il comme des épigones sans valeur? Ce serait sévère pour Paul Morand, Jacques Chardonne, Antoine Blondin et les autres...

Et il y a le titre, enfin. On peut le lire à plusieurs degrés. Il y a certes le niveau de base: ces jardins qui ferment trop tôt ou trop tard, à l'instar du Jardin du Luxembourg, terrain de jeux de nos personnages. Il y a aussi l'heure où l'existence s'achève - celle de Frédéric Stauff, présentée comme une heure de fermeture. L'explication est d'autant plus acceptable que c'est justement Frédéric Stauff qui utilise cette expression d'"heure de fermeture...". Et, au-delà, on peut se demander si cette "heure de fermeture" n'est pas, d'un point de vue plus crépusculaire, une métaphore de la décadence, de la chute même, de la civilisation occidentale d'aujourd'hui, volontiers présentée, dans cet ouvrage, comme arrivant en bout de course. Le lecteur y trouvera ce qu'il voudra, au niveau qui est le sien, en fonction de son vécu... et c'est ce qui fait la force de ce magistral récit.

Bruno de Cessole, L'heure de la fermeture dans les jardins d'Occident, Paris, La Différence, 2008.

A titre de complément, sur les "ratés magnifiques", je renvoie à l'excellent article d'Olivier Mathieu: "
Réflexions sur les ratés", qui constitue l'avant-propos de l'anthologie poétique d'Emile Boissier publiée par Jean-Pierre Fleury aux Editions des Petits Bonheurs (Nantes/Cluj-Napocaj, 2009).

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T
En tout cas un titre et une critique qui donnent envie de le lire.
D
<br /> C'est en tout cas un excellent ouvrage, très travaillé. L'auteur va en publier un autre cet automne; je retiens ses coordonnées à cet effet. Merci de votre visite!<br /> <br /> <br />