Si je vous parle des années 1950 et 1960 en littérature, à quoi allez-vous penser? Nouveau Roman, Saint-Germain-des-Prés, Jean-Paul
Sartre, Simone de Beauvoir, l'existentialisme, Françoise Sagan, Boris Vian peut-être... N'en jetez plus! Tout cela a un immense mérite, que je ne nierai en aucun cas, et surtout
un indéniable rayonnement. On parle encore de la boîte historique du Tabou (où je me suis un peu ennuyé en 1992, mais c'est un autre chapitre), ainsi que de Mai 68. Mais de par leur
rayonnement, ces éléments ont tendance à faire oublier qu'ailleurs, au Crillon par exemple, mais aussi à Vevey et à Chardonne, l'histoire de la littérature française se joue également. C'est ce
que dit à son lecteur l'ouvrage "Le soufre et le moisi" de François Dufay, rédacteur en chef adjoint au "Point".
Son sujet? L'auteur se propose de retracer le parcours du groupe littéraire des "Hussards", emmenés par les "Grognards". Quelles désignations curieuses! Les "Grognards" sont, pour dire vrai, les écrivains Jacques Chardonne et Paul Morand. Autant vous l'avouer immédiatement: je n'ai rien lu d'eux, et suis conscient que c'est une lacune à combler sans délai... mais je suis particulièrement attaché à Paul Morand parce que l'une de ses demeures, le néogothique Château de l'Aile à Vevey, me fait rêver. Le bâtiment vient d'ailleurs d'être vendu au promoteur Bernd Grohe, pour quelques dizaines de milliers de francs et la promesse d'y effectuer des travaux de restauration pour plusieurs millions.
Foin de digressions: classés dans le camp des méchants à la fin de la Seconde guerre mondiale, Chardonne et Morand trouvent un refuge en Suisse - Chardonne est du reste un pseudonyme, copié du village de vignerons où il a élu domicile. Double exil doré sur les rives du Léman, mais aussi ostracisme pour des écrivains dont tout le monde a reconnu le savoir-faire autrefois. Alors, définitivement tricards, ces deux-là?
C'est mal connaître la jeune génération. Tour à tour, des écrivains tels que Roger Nimier, Antoine Blondin, Jacques Laurent,
Michel Déon et même François Nourissier vont se placer dans leur sillage, les remettant soudain en valeur et leur donnant l'occasion de relancer leur carrière et de se refaire une beauté
littéraire. Génial pour eux, inespéré même! Déon et Nourissier sont restés célèbres, et trônent à l'Académie française et chez les Goncourt. On rappellera qu'Antoine Blondin est resté connu pour
son roman "Un singe en hiver", que Roger Nimier a donné son nom à un prix littéraire après s'être tué en voiture à la façon d'un James Dean, et que l'histoire retiendra, de l'Académicien Jacques
Laurent, le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent - dont il signe "Caroline Chérie". D'ici là, les relations entre ces auteurs sont faites de piques lancées à coups de fleuret plus ou moins moucheté,
et nourries par une abondante correspondance dont le livre restitue d'amples reflets.
"Le soufre et le moisi" relate donc les heurs et les malheurs d'un petit cénacle d'écrivains, les caractères qui se frottent, les fortunes diverses des Hussards - jamais au tout premier
plan, occultés qu'ils sont, bien souvent, par les mille feux de Saint-Germain-des-Prés, mais jamais totalement absents de la scène littéraire. Après avoir permis de faire découvrir des auteurs un
peu oubliés, l'ouvrage s'achève sur l'intronisation tardive de l'octogénaire plus très alerte Paul Morand à l'Académie française - une intronisation qui ressemble, à bien des égards, à une
momification du vivant de l'auteur. Pointent déjà, dans toute cette affaire, les figures de Jean d'Ormesson et de Jean Dutourd... mais c'est une autre histoire.
Photo du château de l'Aile: http://www.swisscastles.ch