Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Imaginez un pays où, pour tuer les soirées, on sait
encore se rencontrer entre connaissances pour jouer aux cartes, un pays où un pet de travers sur un parking de supermarché suffit à nourrir la presse pendant des jours, voire des semaines. Ce
pays s'appelle la Creuse (département 23, France), du moins tel que le voit Jean-Guy Soumy, écrivain du pays, qui signe avec "La Tentation de Clarisse" un roman passionnant au style très
personnel.
Clarisse, qui est-ce? Le lecteur est amené à faire sa connaissance tout au long du roman - qui, du reste, suit un fil rouge où Clarisse elle-même se découvre, à la faveur d'un événement insolite:
libraire, elle se retrouve face à une cliente qui la menace d'un revolver avant de la prendre en otage. Tout cela se passe dans une ville qui pourrait être Guéret (il y a une rue Jules-Sandeau à
Guéret, comme il y en a une dans le récit), mais en l'est pas (la rivière Creuse ne passe pas par là, les autres rues ne se trouvent pas à Guéret, et le Plateau de Millevaches est décidément trop
proche).
Clarisse est libraire, donc. Sa boutique, c'est une de ces librairies cocons, sombres, à l'ancienne, où le lecteur aime à se réfugier et à flâner - un vice que Clarisse flatte chez ses
clients, qu'elle laisse même lui voler de la marchandise. C'est un cocon pour les clients, mais aussi pour la libraire elle-même, qui y trouve comme une bulle, un refuge où les clients sont les
seuls intrus admis; on les voit du reste assez peu, et ils sont catalogués par catégorie plus que nommés - des masses plutôt que des individus, donc. Bulle, lieu protecteur: Clarisse s'y trouve
relativement à l'abri de ses parents (des notables, fils de résistants donc classés illico dans le camp du bien), des auteurs (la librairie a connu une séance de dédicaces où tout le monde s'est
trouvé à l'aise, sauf la libraire), de la remise en question même. De tels lieux font penser à la fois à la réalité de la librairie Lecante, à Guéret, et aux ambiances pesantes - pesantes comme
les livres, masses de papier - d'un certain Marcel Jouhandeau - celui, par exemple, de la boutique de Prudence Hautechaume. Les deux premiers chapitres se complaisent dans cette ambiance quasi foetale à laquelle met fin le passage
entre les chapitres 2 et 3, symboliquement représentés par un passage d'un barrage de police où Clarisse, grande nouveauté, se met à mentir aux autorités. Portail psychologique franchi, donc,
refleté par le portail policier.
Et le mystérieux client... ou cliente se dévoile. La surprise est adroitement ménagée par l'auteur, qui commene par montrer longuement ledit client de dos: est-ce un homme ou une femme?
L'auteur se garde de répondre immédiatement, le lecteur s'interroge, et rien, dans la rédaction du texte, ne permet de trancher: le couperet ne tombe qu'en page 70 (c'est une fille,
nommée Katia), et laisse autant que possible planer, ensuite, un certain doute en faisant de l'intruse un personnage quasi androgyne, porteur d'un pistolet qui plus est.
Androgyne? La force de ce trait de caractère fait la faiblesse du roman... en effet, le récit dévoile peu à peu (et on sent venir, de manière un peu trop prévisible, cette
évolution) que Clarisse a pour Katia des sentiments amoureux bien réels et impératifs, que Katia est en mesure de comprendre. Une porte de sortie facile... en apparence du moins. Sans doute
l'auteur en est-il conscient, parce qu'il ne jette pas bêtement ses deux personnages dans les bras l'un de l'autre. Taciturne comme une fille de cosaque qu'elle est, héritière du lourd passé
d'un parent collabo alors que Clarisse est fille de résistant, elle ne facilite pas l'approche. Malheureuse en amours hétérosexuelles, Clarisse comprend donc que trouver le coeur de son âme
soeur n'est pas plus facile lorsqu'elle est du même sexe... Jean-Guy Soumy réinterprète donc à sa manière le syndrome de Stockholm, tout en admettant l'impossibilité de la relation: celle-ci ne
sera consommée qu'au moment de la mort de Katia, sous les balles de la police.
Tout cela offre un prétexte pour faire le tour des campagnes creusoises, où se trouvent de belles demeures et (quand même) des beaux mecs, à l'instar du vétérinaire, qui a su séduire Clarisse
sans la convaincre tout à fait. Clarisse qui, après l'échappée vécue avec Katia, ne retrouvera jamais le nid rassurant de la librairie. Un nid qui l'empêchait, peut-être, d'être pleinement
adulte? De ce point de vue, "La Tentation de Clarisse" peut être vu comme un roman d'apprentissage basculant sur un épisode ponctuel et brutal, qui n'a pas grand-chose à envier au point de
bascule du "Lion" de Joseph Kessel.
Jean-Guy Soumy, La Tentation de Clarisse, Paris, Robert Laffont, 2005.
P.-S.: ceux de mes lecteurs qui visitent Guéret se rendront avec profit à la librairie "Les Belles Images", qui se consacre exclusivement au livre, alors que Lecante fait
librairie et papeterie.