Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Un
petit texte rédigé à temps perdu (il y en a peu ces temps, je traduis à tour de bras), assez de saison à mon avis. Bonne lecture! A noter que la vigne de Gruyères est un projet bien réel, et
paraît-il bien avancé.
Cheveux d’or
En cette douce fin de printemps, le soleil baignait la colline ronde et verte sur laquelle était juché le château de Gruyères, promettant au monde la prospérité qu’offraient des champs de blé bien grandis et des vignes aux grains gorgés comme celles qui poussaient sur les coteaux de la citadelle. L’or des rayons paraissait inviter n’importe quel apprenti sorcier à transformer sa pierre philosophale en or. Cela n’avait point échappé à l’attention du mage Valentin, désireux depuis toujours d’accroître par des moyens surnaturels une fortune que le travail ne suffisait plus à étendre. Et son grimoire, glané à une quelconque fête du livre, lui soufflait justement que ce clair crépuscule de mai serait favorable à ses desseins.
C’est pourquoi Valentin avait sorti sa belle table de cuisine en bois, et l’avait placée au cœur du petit vignoble, planté en chasselas, qui devait servir de théâtre à ses desseins. Parce qu’il lui fallait de la matière première, il avait également recueilli force blocs de plomb, s’efforçant ainsi de coller au but suprême des milliers de mages qui, avant lui, ont tenté sa folle gageure. Tout cela, il l’installa rapidement, au moment où l’astre du jour commençait à caresser la Terre de Gruyère d’un peu plus près que pendant la journée. En un rien de temps, tout était disposé pour le grand prodige.
Pourtant, que de préparatifs avant d’en arriver à cette apothéose, qui semblait une délivrance à Valentin ! Cette matière vile et noire qu’il voulait transformer en or, il avait dû l’habiller de mille substances aux noms ésotériques. Le grimoire lui fournissait quelques indications ; mais il lui avait fallu se rendre encore dans mille bibliothèques spécialisées ou confidentielles afin de trouver les données qui manquaient à son antique ouvrage. Cela, sans compter la difficile recherche du moment le plus favorable. Une fois établi que certaines dates étaient propices, en effet, une condition encore devait être remplie : que le soleil resplendisse au plus fort, et baigne toute la contrée de sa jaune chaleur ! Ce jour-là était arrivé, enfin, après de multiples crépuscules incertains ou pluvieux. Sous le soleil, Valentin rayonnait, tout en arborant la mine grave de ceux qui s’apprêtent à écrire l’histoire en lettres enluminées.
Le mage avait disposé le grimoire près de lui, sur un lutrin de bois, afin d’avoir sous les yeux les formules propitiatoires. Sa Swatch se trouvait face à lui, sur la table, juste à côté des morceaux de plomb qu’il y avait posés : qui sait si elle allait se transformer en Rolex ? En attendant, elle lui hoqueta qu’il était l’heure de réciter la première prière à Mammon, divinité de la fortune matérielle et de l’aisance terrestre. Puis vint l’oraison à Freya, déesse germanique de la fertilité, dont il convenait de s’attirer les bonnes grâces si l’on voulait être riche longtemps, tant il est vrai qu’un simple monceau d’or, si gros fût-il, restait un bien limité.
Alors que Valentin psalmodiait sans relâche patenôtres et poèmes cabalistiques, le soleil déclinait, nimbant toute la région d’un halo orangé qui la faisait paraître plus chaleureuse, plus féconde également. Soudain, le pays paraissait opulent sous les derniers feux du jour. La lumière entourait de ses rayons les fleurs de chasselas accrochées à leurs ceps. Tout était plus beau : les mouches à miel redoublaient d’ardeur dans les prairies où fleurissait la marguerite, les toitures du château s’offraient resplendissantes au regard, plus rouges, plus neuves qu’aux plus beaux jours de l’été. Dans les champs, les blés ondoyaient paresseusement, caressés par la brise. Et sur la table de Valentin, le plomb noir semblait changer… se changer en or ? Au terme d’une longue prière au dieu inca du Soleil, Valentin voulut s’assurer que tout se déroulait bien. Le fallait-il ? Eût-il mieux valu s’en remettre aux pouvoirs conjugués du panthéon mondial ? Toujours est-il qu’en voyant le plomb baigné du rayonnement précieux du soleil, Valentin perdit connaissance, terrassé par l’émotion. Il s’effondra au milieu des ceps de vigne, et s’éteignit aussitôt. Jamais il ne toucherait du doigt le trésor des dieux.
Et peu à peu, le soleil descendit derrière la ligne d’horizon, mettant un terme à son éphémère transfiguration vespérale. Les vignes redevenaient vignes, le vert des prairies reprenait sa teinte sombre, et le château retrouvait son austère carrure de forteresse médiévale difficilement magnifiée par quelques comtes prodigues. Le nez dans la terre nourricière, Valentin ne bougeait plus ; la mort avait fait son œuvre. Et les derniers rayons du soleil vinrent encore gambader un instant dans ses cheveux avant de disparaître, y déposant quelques précieuses gouttes de l’or le plus pur.
Photo: Flickr/Rasmus99