Cécile Fargue vient de publier, aux éditions des Penchants du Roseau, un petit livre d'inspiration
poétique intitulé "Le Souvenir de personne". Tout découle d'un fait divers: en 1994, la police d'Angoulême découvre le corps d'un adolescent que personne ne peut identifier, un anonyme
donc, probablement mort d'overdose. La narratrice se promet de lui écrire, finit par tenir sa promesse... et le résultat, c'est ce roman.
Deux parties complémentaires composent cet ouvrage. La première montre la narratrice s'enquérant du défunt, la seconde, "Fragments", constitue un rappel, au fil des mois, de moments vécus ou rêvés entre la narratrice et l'adolescent, sur le mode du flash-back. Les ambiances ne sont pas des plus joyeuses. L'auteur donne ainsi quelques regards sur la mendicité, sur la misère non exempte d'une certaine fierté, d'une humanité foncière même chez ce jeune homme, drogué, qui se prostitue sans trop d'états d'âme pour survivre - ce dernier élément mis en scène avec beaucoup de pudeur.
Et il y a le regard des autres, par exemple celui de ces fiers-à-bras méprisants qui viennent casser la figure du jeune homme, de manière gratuite. Ou un client régulier mis en scène, âgé, presque sympathique, presque imbuvable dans son cabanon de jardin; même en "consommant" le jeune homme, il ne parvient pas à aller au-delà de la surface des choses. Seule la narratrice est capable de donner une identité à celui qui fut Sébastien, seule elle le nomme ainsi, par son véritable nom.
Sous-tendu par l'amour qui fait avancer le tandem, c'est là tout l'enjeu du récit. L'amour, forme suprême de reconnaissance, permet à la narratrice de conférer une dimension supplémentaire à l'anonyme, de lui donner un supplément d'existence. "Personne" devient ainsi "une personne". Et le fait de mettre en scène un instant d'intimité entre la narratrice et le garçon, dans une chambre miteuse ("Novembre"), recrée pour le couple (où chacun se donne, alors que d'ordinaire le jeune homme se vend) la profondeur dramatique d'un rituel qui n'a rien de mécanique.
Il est possible d'aller plus loin encore en considérant que la narratrice, si elle a des sentiments, fait également oeuvre de poète en nommant l'innommé - un acte essentiel. Et comme le poète, étymologiquement créateur, comme s'il créait en nommant à sa façon, elle n'est pas forcément comprise. Cela apparaît ici au détour d'une rencontre avec le personnel chargé de veiller sur le corps, qui oppose à son souhait de voir le défunt des obstacles d'ordre administratif, apparemment dérisoires mais difficiles à contourner.
Ainsi se déroule un ouvrage tragique, parfois dramatique et passionné, qu'on lit cependant avec bonheur parce que l'émotion est là, soulignée par une langue belle où Prévert se cache, au détour d'exergues. Et puis, il vaut la peine d'avoir en main ce livre à la couverture gris perle satinée, produit de manière soignée par Christian Domec, éditeur et "apprenti libraire".
Merci à M. Domec et aux éditions des Penchants du Roseau pour l'envoi de ce livre! Site de l'éditeur.
Cécile Fargue, Le Souvenir de personne, Saint-Aubin-du-Cormier, Les Penchants du Roseau, 2010.