La phrase célébrissime
de Rimbaud pourrait servir de sous-titre au roman "Eve de ses décombres", publié en 2006 par Ananda Devi. C'est en effet d'une adolescence mal dans sa peau, à la recherche de soi, vivant à
Maurice comme elle pourrait vivre partout ailleurs dans le monde, que l'auteur mauricienne dépeint l'histoire, en un récit à quatre voix (voire cinq) qui a obtenu le Prix des Cinq continents
de la Francophonie en 2006.
Recherche de soi, donc. Eve donne son titre au roman, et c'est à travers sa destinée que l'histoire est racontée: dès qu'elle sait que sa meilleure amie a été tuée, elle cherchera à se venger de
celui qui a commis le meurtre. Femme vénale? On peut se poser la question. En tout état de cause, elle est le moteur du récit. Eve est une jeune femme libre en dépit des contingences de son
existence, qui (se) donne pour obtenir ce dont elle a besoin. Ca commence en rythme: "un crayon, une bomme, une règle." (p. 18 ss.) Et toujours, elle revendique la maîtrise de son existence, se
pose en jeune femme forte, dont la main ne tremble pas. Forte aussi parce que même si elle semble se donner, ce n'est jamais totalement.
Face à elle, se trouve Sadik, dit Sad - cruel ou triste, comme le relève l'auteur. Amoureux transi, c'est également le poète du récit - celui qui ambitionne de dire, de se dire. Bon élève, il lit
Rimbaud, le fait même connaître à Eve, qui refuse qu'un homme se cache derrière les paroles d'un autre pour se dire. Il faudra bien qu'il utilise les siens propres s'il veut devenir poète... Et
c'est ce qu'il ambitionne de manière enfin revendiquée, affirmée (p. 148, peu avant le dernier rapprochement avec Eve).
Et puis, il y a Clélio, le violent, celui que la police désigne comme le coupable avant même d'avoir enquêté, celui dont le frère Carlo vit en France, où il connaît un désarroi qu'il cache
mal.
Troumaron, le théâtre de l'intrigue, est un lieu déshérité entre tous, terre d'exclus où sont relégués tous ceux qui ont tout perdu à la suite d'une catastrophe naturelle. Image des cités
"sensibles" de France et d'ailleurs? On peut y penser, ce qui donne une certaine résonance, universelle, au récit - ce récit où tout le monde se tient les coudes face aux gendarmes, où chacun
s'espionne également - et où les trois adolescents passent tous pour des suspects idéaux aux yeux de quelqu'un. La misère, la rareté des objets donc, permet à l'auteur de se concentrer sur
ce que les personnages possèdent le plus sûrement: leur corps. La violence est donc là, donnée quand Clélio cogne, subie quand on pense à l'Eve fille battue par son père. Il y a aussi la
sensualité, celle vécue entre Eve et sa meilleure amie Savita (qu'on entend parfois parler, qu'on devine le plus souvent à travers le regard porté sur elle par les autres, par Eve en
particulier), toutes deux à la recherche d'elles-mêmes.
Et à travers tout le récit, enfin, intervient une voix dont les mots sont transcrits en italiques - la voix de l'auteur qui parle à ses personnages, explicitant ce qu'ils vivent, offrant un
regard extérieur au discours très personnel, intime même, de chacun. Roman éminemment poétique, aux phrases parfois stupéfiantes, aux mots parfois ludiques ou dansants, "Eve de ses décombres"
(décombres du corps et du mental humains, faisant écho aux décombre des cités mauriciennes détruites) présente certes "l'autre île Maurice du XXIe siècle, celle que n'ignorent pas seulement les
dépliants touristiques", comme le dit le prière d'insérer. Mais aussi, mais surtout, son propos touche à l'universel, en rappelant au lecteur d'ici ou d'ailleurs que certains événements relatés,
certaines sensations perçues sont de toujours et de partout.
Ananda Devi, Eve de ses décombres, Paris, Gallimard, 2006.
On en parle chez Sibylline, Ephémerveille, La Plume francophone et d'autres que je vous laisse trouver...