Rien que ça! Le programme du
roman "Les six rendez-vous d'Owen Saïd Markko" de Michaël Perruchoud, auteur genevois, est ambitieux. Reste que sur un format plutôt ramassé (177 pages), l'auteur fait voyager ses lecteurs, de
ville en ville et de bar en bar, donnant à l'alcool le pouvoir équivoque d'exalter les conversations (ce qu'on voit dès la sixième et première rencontre, avec Isalia Rodriguez) et d'ouvrir les
volets d'une autre perception possible.
C'est que sous des dehors bonhommes, volontiers hâbleurs, le narrateur est plus profond qu'il n'y paraît. Au fil des six conversations d'ivresse relatées, c'est en effet une vision du monde qui
transparaît - avec l'idée, peut-être, d'un meilleur monde possible. Lequel? Difficile de savoir pour qui le narrateur, voire l'auteur, roulent, tant les idéologies de tous bords sont perçues avec
pragmatisme. Le faux apôtre du nucléaire de Bruxelles pourrait par exemple, d'un chapitre à l'autre, donner la réplique à la vieille écologiste humaniste de Berlin.
Et si le narrateur se prend un peu trop la tête, si celui-ci part dans des envolées lyriques qu'on pourrait croire dues aux vapeurs du vin rouge ou de la bière, celui-ci a sa bonne conscience,
son "Jiminy Cricket", prénommé Charly - on peut y deviner la figure de l'éditeur Charly Veuthey, sans que ce lien soit explicite. Plus qu'un personnage, Charly est une voix qui
s'incarne dans des objets divers en fonction des lieux où l'action s'installe, et joue le rôle de fou du roi en balançant à Owen Saïd Markko quelques vérités pas évidentes à entendre ou en
démontant certains de ses actes ou tours de phrase, les ramenant à plus de modestie: "Charly me dit tout, mais uniquement quand je ne veux pas le savoir", dit Owen Saïd Markko (p. 81).
Modestie oui, parce qu'Owen Saïd Markko, collectionneur de conversations autoproclamé, est volontiers hâbleur et adopte facilement la posture du philosophe de brasserie. Mais aussi celle du
charlatan, du séducteur... alors, aurions-nous ici un beau roman sur le mensonge qui peut rendre la vie belle? Nous l'avons signalé, cela peut se traduire par la vente d'énergie nucléaire aux
décideurs alors qu'on n'en croit pas un mot soi-même; mais il peut s'agir aussi du jeu de la séduction, ou de celui de la multitude d'identités qu'Owen Saïd Markko adopte (il a un stock de cartes
d'identité), voire de fonctions plus ou moins farfelues (consultant en théâtre à Beyrouth, par exemple - un consultant qui pourrait s'appeler Ostap Bender, comme dans Ilf et Petrof et comme dans
"Le
Martyre du Pape Kevin") qu'il endosse pour assurer la
matérielle et vivre mille vies au lieu de celle, morne, de son travail d'origine - qui apparaît en fin de récit.
Une fin intéressante puisqu'elle constitue en fait le point de départ d'un roman raconté à rebours. Celui qui le voudra pourra lire ici, en touche finale, une belle déclaration d'amour à
trente-trois rues de Genève, voire trouver l'idée qu'on est bien chez soi... à condition d'en sortir.
Quelques anecdotes en marge de ce roman dense et vagabond au goût âpre et savoureux de vin et de départ: je me demande, d'une part, si la scène de Beyrouth n'a pas un rapport avec la
participation de l'auteur aux Jeux de la Francophonie, qui se sont précisément tenus là-bas cette année. Et d'autre part, cet ouvrage a été sélectionné en vue du Prix du Roman des
romands.
Michaël Perruchoud, Les six rendez-vous d'Owen Saïd Markko, Faim de Siècle/Cousu Mouche, 2008.