Roman; lu par A propos, Claire, Mobylivres.
Lu dans le cadre du % de la rentrée littéraire et du défi Premier Roman; en partenariat avec Blog-O-Book et les éditions Gaïa, que je remercie ici.
C'est à un grand voyage que l'écrivain Didier Desbrugères invite ses lecteurs dans le cadre de son premier roman, "Le Délégué". Grand voyage à travers un grand pays qui pourrait être la Russie ou quelque nation d'Europe orientale (on pense au pays de Franz Kafka), mais aussi grand voyage à travers l'existence de Josef Strauber, dit S., fonctionnaire intègre et d'âge mûr, nommé à un poste de province pour lequel il n'a jamais été préparé.
Un personnage qui se rend à un emploi convoité? Le lecteur est rapidement tenté de faire le parallèle avec "Le Désert des Tartares" de Dino Buzzati. Parallèle pertinent: il ne se passe finalement pas grand-chose au fond de la province où échoue S. Mais il convient de le nuancer, et de relever du même coup la richesse intrinsèque du dense récit que signe Didier Desbrugères.
Trois étapes marquent ce récit, qui sont autant de chapitres. La première se concentre sur le voyage. C'est la plus dense, peut-être aussi la plus difficile à lire tant la narration est lente. Cette lenteur est le reflet parfait de la lenteur du train qui achemine S. vers sa destination - vers son destin: nous n'avons pas affaire à un TGV, et le pays est grand. L'auteur prend par ailleurs le temps de présenter le contexte et, déjà, de peindre les premiers traits de caractère du personnage complexe de Josef Strauber - qui baigne encore dans l'illusion du poste de délégué qu'il va reprendre. Cette illusion reflète l'ignorance qu'ont les passagers du train de leur propre pays: ils ne savent guère où ils se trouvent.
La deuxième partie révèle sa prise de fonction. Non attendu, le nouveau Délégué ne parviendra jamais à asseoir son autorité. Sorte de Candide au pays des petits arrangements, il se crée vite une réputation qui l'éloigne de la population. Monarque sans royaume, il se réfugie dans une nouvelle illusion en se mettant en couple avec sa bonne et en étudiant la botanique et l'entomologie (ce que suggère la couverture). Et lorsqu'il faut quand même aborder le coeur du métier (troisième partie), il est trop tard. Et c'est seul que S. livrera sa dernière bataille, montera son dernier projet, jusqu'à la mort peut-être.
Le flou qui entoure la géographie du récit se retrouve dans celui qui touche la temporalité. L'auteur plonge son lecteur dans une époque mal définie mais dont les traits sont archaïques - comme si le temps s'était arrêté dans cette république où l'on voyage dans des trains qui ont conservé la troisième classe et où se déroule tout un petit commerce fait de débrouillardise. Pas d'ordinateur bien sûr, et les distances rendent les communications difficiles, en particulier entre la capitale et la province. L'argent lui-même n'arrive jamais; d'ailleurs, quelle valeur a-t-il dans ce récit? Enfin, les distances se comptent en verstes, ce qui nous renvoie à nouveau à l'idée d'un pays inspiré de l'Europe orientale.
Sombre et tragique destinée que celle de Josef Strauber, qui doit attendre le soir de sa vie pour se lancer, seul et dérisoire, dans un grand projet! Mais n'est-ce pas là la métaphore de toute existence, souvent triste et diluée? A l'instar du chef-d'oeuvre de Dino Buzzati, le premier roman de Didier Desbrugères peint avec art l'ennui de la vie et suggère différentes manières de le tromper ou de fuir un réel qu'il est devenu, par notre propre faute, trop difficile d'envisager. Dense, d'une grande unité de ton, "Le Délégué" est un roman lent et magnifique - une démarche littéraire réussie qui donne envie d'en découvrir, à l'avenir, d'autres du même auteur.
Didier Desbrugères, Le Délégué, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, 2010.