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Revisitées avec art, les tactiques les plus classiques de narration font recette encore aujourd'hui. C'est ce que démontre avec
talent l'écrivain Brigitte Munier dans son recueil de nouvelles "Récits à claire-voie".
Une grande
unité
Il y a d'abord une grande unité de ton dans cet ouvrage, qui en assure la cohérence et fait de ce recueil davantage qu'un simple alignement de fonds de tiroir. Cette unité est d'abord le fait
d'un style soigné qui ne laisse la place à aucun relâchement ni facilité. Classique, guindé? L'auteur est suffisamment habile pour trouver, dans ce terrain de jeu qu'on pourrait croire aride les
interstices permettant un sourire certain, l'expression d'un sentiment d'amertume ou de bonheur - autant de perles. Le choix d'un registre soutenu permet par ailleurs à l'auteur de goûter à toute
l'étendue d'un vocabulaire recherché voire précieux, avec par exemple un penchant aimable pour l'adjectif "congru", utilisé ailleurs que dans l'expression "portion congrue" que chacun
connaît.
Les récits ont aussi ce point commun qu'ils ne sont pas des nouvelles à chute, et répondent rarement à cette idée d'une intrigue clairement définie et menée de bout en bout qu'on
associe volontiers au genre. Les textes du recueil flirtent plutôt avec la description sociale - qu'on pense par exemple à "L'Age des potiches", qui décrit de manière radiographique le microcosme
des cadres dirigeants d'une entreprise... et de leurs conjointes respectives. Du fait de son usage répété, comme s'il s'agissait d'un terme scientifique ou sociologique, le mot de "potiches",
martelé, permet à l'auteur de bien enfoncer le clou, d'offrir un supplément de force au message de sa nouvelle: d'un côté les gagneurs, les premiers de classe; de l'autre, les faire-valoir.
Mais qui, à la fin, est vraiment gagnant?
Des ambiances
diverses
Descriptions donc. Mais l'auteur sait également tirer le meilleur de moments de rêverie, en particulier dans le très onirique "La Couleur des sphères". La sphère, objet
géométrique, est présentée comme un idéal, à jamais brisé dans le cas d'Alain, l'adolescent décrit ici, fils de parents divorcés. L'image de la sphère parfaite est celle du couple, de
l'androgyne cher à Platon, de la "bête à deux dos" également. Et les arêtes de la sphère brisée représentent, naturellement, les aspérités de la vie entre deux parents devenus étrangers l'un à
l'autre.
L'auteur excelle en outre dans l'art du portrait, ce qui transparaît peu ou prou dans tous les textes du recueil. Le témoin le plus flagrant de cette option est sans doute "En
villégiature", qui met en scène une vieille fille d'autrefois et l'attirail improbable dont elle se pourvoit dès qu'elle partait en vacances... à Ostende, comme d'habitude. Portrait d'une femme
immuable, qui passe des vacances tout aussi immuables, à une époque où, peut-être, on pensait que rien ne changerait jamais? On peut le lire ainsi. Il y a aussi l'observation fine de petits
travers qui donnent un certain sourire au texte: est-il convenable de porter en collier un médaillon de saint de sexe masculin... tombant pile entre les deux seins de la voyageuse?
L'usage de la forme du journal dans "Le journal interrompu" permet à l'auteur d'aller plus loin dans l'introspection. L'intrigue? Elle est inexistante - tout au plus pourrait-on parler de
tranche de vie intérieure, celle d'une femme dépressive d'une trentaine d'années. Toujours dans le style soigné qui caractérise l'auteur, le journal touche juste.
Des procédés
classiques
Et parfois, pour faire plus vrai, rien ne vaut les procédés les plus classiques. Je viens d'évoquer "Le journal interrompu", qui est présenté à la manière d'un vrai-faux journal,
d'un manuscrit retrouvé par hasard par un narrateur qui pourrait être l'auteur lui-même, désireux de faire une confidence à son lectorat. Combien de romans du dix-huitième siècle et d'après,
"Manuscrit trouvé à Saragosse" de Jan Potocki, romans épistolaires ou autres, sont ainsi amenés par une introduction donnant à croire qu'il s'agit d'un manuscrit confidentiel,
longtemps perdu, miraculeusement retrouvé et rigoureusement véritable?
"Eclats de mémoire" emprunte en quelque manière le même fonctionnement: une parente de la narratrice recueille des fragments de la vie d'un aïeul, médecin haut en couleur. L'anecdote fait sourire
et frappe juste; par ailleurs, la présentation d'un témoin tiers, ayant noté des choses (presque) vues, laisse accroire que toute l'histoire est vraie. D'autant plus que, comme un peu partout
dans le recueil, "je" pourrait être l'auteur - sans que le lien soit jamais indiscutablement établi, toutefois.
En matière de témoignages, il y a aussi le procédé consistant à confier à un personnage le soin de raconter son histoire à un autre personnage et à en faire profiter le lectorat - les lecteurs de
Guy de Maupassant connaissent cette approche. On pense ici au "Lait des limbes", témoignage d'une dame rentrée d'Algérie dans le sillage de la décolonisation et qui se souvient d'une affaire
particulièrement intime, touchant au fantastique et à la superstition.
L'auteur revisite ainsi les manières les plus classiques de faire de la nouvelle. Et pourtant, celles-ci semblent d'une incontestable efficacité au lecteur moderne. Peut-être parce que ces
manières sont, en réalité, les manières de toujours dès qu'il s'agit de raconter.
Brigitte Munier, Récits à claire-voie, Le Serpent à plumes, 2005.