Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler de péché, de stupre, de fornication... mais aussi de diplomatie, d'amitié, de
religion et des valeurs qui fondent la bonne société d'aujourd'hui. Et cela, au terme de la lecture d'un roman très actuel: "L'amour du prochain", signé par l'essayiste Pascal Bruckner. Son
propos? Peindre la descente aux enfers de Sébastien, énarque et diplomate prometteur qui, le jour de ses trente ans, choisit de changer de vie.
Qui est Sébastien? Au début, c'est le "chouchou" de ses parents, présentés comme des gauchistes forcenés. Il côtoie une bande d'amis qui est parvenue à se construire, bien souvent en dépit d'une
enfance difficile qui a laissé des traces, à l'exemple de Julien, avocat de premier ordre, qui a été battu par son père. Le jour de ses trente ans, l'univers petit-bourgeois de ses amis paraît
soudain bien étriqué à Sébastien. Trente ans, c'est une arrivée, un premier bilan. "Et après?", semble-t-il demander. Invité à faire un discours lors de sa fête d'anniversaire, Sébastien a
l'impression de passer à côté de quelque chose de la vie, de passer son temps à cultiver des amitiés avec des rebelles sans cause. Et au terme du chapitre 1, il choisit sa cause: offrir de
l'amour. Tarifé.
Le chapitre 2 joue le rôle de révélation, s'articulant sur le constat d'insatisfaction du chapitre 1. Une révélation double, même: d'un point de vue sentimental, le fidèle Sébastien (il n'a même
pas accepté de consommer l'acte avec Fanny, qui fait partie de son proche cercle d'amis) fornique avec Florence, une Florence qui parvient à ouvrir la porte à un nouveau schéma sentimental, alors
que Fanny Nguyen, l'amie de toujours, trace sans cesse les mêmes ornières. Cela se double d'une évolution sociale: Sébastien prend ses distances avec son cercle d'amis - intitulé "Ta zôa
trekhei", "les animaux courent". une prise de distance couronnée par un simulacre de procès stalinien organisé à la Rue des Martyrs, à Paris. Ce n'est pas un hasard...
L'ouverture d'un claque fait justement basculer l'existence de Sébastien. Tout va bien pendant trois ans - soit à peu près la durée de la vie publique de Jésus, qui a justement commencé
à l'âge de trente ans... et c'est là qu'on entre aussi dans l'aspect mystique de ce roman. Sébastien se justifie en effet en prétendant dispenser le bien à une "ronde des anges" constituée
de sa clientèle de rombières. Le vocabulaire choisi renvoie systématiquement à l'univers religieux; et chez Jésus comme chez Bruckner ou chez Beigbeder, "l'amour dure trois ans".
Cela peut paraître un mouvement de révolte, comme une regimbade adolescente tardive. "Je cicatrisais peu à peu de la banalité", déclare même le narrateur (à savoir Sébastien) à la fin du chapitre
III. Vraiment? On a plutôt l'impression que Sébastien sort ici d'une banalité pour en rejoindre une autre: celle de la fidélité plan-plan pour celle de l'adultère, d'abord piquant, puis
simplement industriel, prolétaire même - la prostitution elle-même, même masculine, est quelque chose de banal de nos jours. Dans une telle perspective, l'évolution de Sébastien a quelque chose
de Folantin, ce petit fonctionnaire créé par Huysmans, qui cherche à améliorer son ordinaire alimentaire en variant les gargotes sans parvenir à y trouver quoi que ce soit de mieux.
Dora, personnage énigmatique et grain de sable annoncé, mi-Noire, mi-Juive écartelée entre ces deux origines si dissemblables, jouera dans cette affaire un rôle de catalyseur en titillant le
côté mystique présent chez Sébastien. L'affaire va vite glisser: Sébastien se retrouve à faire l'amour à des personnes affreuses, dans n'importe quelles conditions, parfois même gratuitement,
sans aucun état d'âme. Les deux disparitions de Dora vont constituer des virages dans la carrière de Sébastien; mais la présence de Dora, Mère Teresa du sexe, prostituée par apostolat et par
amour pour Sébastien, poussera son amant à jouer les martyres, à boire le calice jusqu'à la lie. Maîtresse de Sébastien, Dora l'est à plus d'un titre.
Le martyre, Sébastien le souffrira jusqu'au bout, allant jusqu'à devenir le jouet sexuel de trois reprises de justice qui le branleront méthodiquement toutes les heures jusqu'à lui ruiner
son outil de travail (pardonnez la crudité de mon langage...). Réduit à l'état d'objet pur, libéré par la disparition des trois Gorgones et de ses ravisseurs (car il a été enlevé), Sébastien peut
rejoindre le monde des humains et commencer sa rédemption. Pour ce faire, il réclamera l'aide de Julien qui, apparemment miséricordieux, la lui accordera, de même que le groupe de ses amis de
toujours. Devenu quadragénaire entre-temps, Sébastien comprendra cependant rapidement que ce n'est plus tout à fait comme avant: lui seul a gâché dix ans de sa vie dans le stupre, sacrifiant
famille et carrière, alors que son entourage a continué à oeuvrer à sa réussite.
Mais c'est justement Fanny qui, par-delà son décès par suicide, révélera à Sébastien le fin mot de l'affaire, et le libérera de ce que Sébastien a finalement toujours considéré comme un paquet de
chaînes. Comment? Je ne vais pas vous le dire... vous me connaissez! Je me contenterai de vous dire que c'est superbement écrit, avec un choix de vocabulaire d'une précision éprouvée. Un livre
qui marche, à fond.
Pascal Bruckner, L'Amour du prochain, Paris, Grasset, 2004.