Ainsi donc je viens d'achever La mort est mon métier de Robert Merle. C'est l'occasion de revenir sur certaines impressions, et d'en partager
d'autres.
Peu de recul? En effet, l'auteur laisse son personnage parler jusqu'au bout, ou du moins tant que son discours est intéressant. Au lecteur de se faire une raison! Mais tout le monde ne le laisse
pas s'exprimer, et par rapport à ces interventions, on peut se positionner. Il s'agit d'abord de l'épouse de Rudolf Lang, Elsie, qui réagit très vivement lorsqu'elle apprend le secret d'Etat que
cache son mari, patron et concepteur d'une vaste industrie de mort. Quelque part, le lecteur se dit: "Enfin!": quelqu'un s'occupe de secouer le cocotier du chef du camp.
Puis vient le procès, objet principal du dernier chapitre du livre, après la débâcle. Rudolf Lang s'y trouve face à ses juges. C'est l'occasion d'un parfait dialogue de sourds entre un homme qui
estime n'avoir fait que son devoir sans s'en sentir responsable, et des juges qui se posent en redresseurs de torts, acteurs d'un tribunal de vainqueurs persuadés d'être du bon bord. Avec Rudolf
Lang, c'est finalement l'obéissance, celle qu'on enseigne aux enfants, qui est condamnée. En se considérant comme un simple exécutant, Rudolf Lang se croyait, quelque part, à l'abri; il se
retrouve cependant à devoir porter le fardeau d'une responsabilité qui le dépasse, celle de Himmler, qui lui a donné l'ordre de concevoir et de construire Auschwitz et s'est dérobé à sa
responsabilité en se suicidant. Il se retrouve donc, à l'image de son père, à porter les fautes d'un autre en plus des siennes propres. La peine de Rudolf Lang est connue d'avance: pendaison à
Auschwitz... à une potence qu'il a lui-même fait ériger. Sa peine, le narrateur l'accepte. L'a-t-il comprise? Il est permis d'en douter.
Robert Merle a des camps et du régime la vision d'une machinerie bien huilée, ou tendant à l'être - le mot "industrie" revient du reste plusieurs fois sous sa plume, et on se retrouve parfois à
le suivre dans des problèmes de robinets qui ne sont pas sans rappeler les questions du management moderne. En cela, il rappelle le texte que Jean Cayrol dit dans Nuit et brouillard
d'Alain Resnais.
Jonathan Littell, en revanche, se place en contradicteur d'une telle approche dans son vaste roman Les Bienveillantes. Il présente un nazisme réel et dysfonctionnant, victime de luttes
d'intérêts entre personnes et entre institutions, mais aussi entre conceptions de politiques publiques face aux juifs: faut-il les exterminer ou exploiter leur minable puissance de travail en vue
de l'effort de guerre? L'homme y est aussi présenté comme un problème ou un dysfonctionnement régulier, non exceptionnel (alors que Merle illustre la faiblesse de l'homme face à la mission par le
cas de Setzler uniquement, catalogué comme "artiste" donc spécial): tout le monde est sur les dents, personne ne veut se mouiller, tout le monde prend des photos des Sondereinsätze dans
un mouvement de morbidité. Comment réagissent des personnes qui ne sont pas du tout préparées à la mission que représente la solution finale? Jonathan Littell a répondu à la question de façon
beaucoup plus large que Robert Merle. Il s'en est donné l'espace, d'ailleurs.
Reste que La mort est mon métier constitue un excellent roman, dont le début est particulièrement formidable dans ses ambiances (j'en ai déjà dit deux mots), ce qui en fait un livre
éminemment recommandable. Je vous souhaite une bonne lecture, et vous promets de revenir avec des sujets plus gais.
C'est un livre terrifiant car nous nous apercevons que le personnage central n'est point le monstre aveugle -archétype bateau du SS sanguinaire et dépourvu de morale- mais un humain respectueux et pétri de traditions nationalistes. Ce roman est une œuvre indispensable pour mieux comprendre l'holocauste. <br />
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P.S : c'est par le site de mon pote Fantasio que je viens vous rendre visite. Ce blog est remarquable d'intelligence et je me fais une joie de vous ajouter dans mes liens. Bien à vous.
D
Daniel Fattore
17/12/2008 21:29
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En effet, inquiétant quelque part - plus encore qu'une figure de SS sanguinaire comme on en voit beaucoup.<br />
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Merci de votre visite et de vos compliments! Je viens d'ajouter à mon tour un lien de mon blog vers le vôtre dans ma blogroll. Et je viendrai vous visiter plus amplement. Le peu que j'ai déjà pu<br />
voir me paraît d'ores et déjà fort instructif!<br />
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B
Bruno
03/05/2008 21:33
J'ai préféré le roman de Littell : plus documenté , plus construit dans le personnage du narrateur et surtout prenant lorsqu'il dévoile la face cachée de la Shoah : la Shoah par balles. Quant à reprocher à Littell l'excès de documentation (un roman si bien documenté qu'il peut passer pour vrai), cela me semble être une critique stérile.
D
Daniel Fattore
04/05/2008 18:29
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... d'un côté, effectivement, on n'est jamais assez documenté, surtout sur un sujet pareil. Et le mérite de l'ouvrage est de nous montrer des trucs inouïs, qu'on n'apprend même pas à l'école - tu<br />
as raison pour l'aspect "génocide par balles", mais il y a aussi, par exemple, le conflit entre la volonté d'exterminer les Juifs et celle de les exploiter pour l'effort de guerre. Cela est montré<br />
avec un talent qui fait froid dans le dos. <br />
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Mais parfois, dans Littell, j'ai eu l'impression de lire un ouvrage scientifique, et ce n'est peut-être pas ce que j'attends d'un roman (les Sondereinsätze sont par exemple décrits dans<br />
le livre de Daniel Jonah Goldhagen). Reste que le bilan de ma lecture des "Bienveillantes" est très, très largement positif.<br />
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M
Marco
29/03/2008 21:43
Merci pour cette lecture très stimulante! Et la comparaison avec l'oeuvre de Littell (la vision du dysfonctionnement humain, notamment) qui m'intéresse beaucoup.
D
Daniel Fattore
30/03/2008 09:28
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Il y aurait sans doute encore plus à dire; mais la comparaison est inévitable. Il y a sans doute encore une différence de taille: alors que Robert Merle produit un vrai roman, Jonathan Littell est<br />
régulièrement dans le "documentaire illustré", ou quelque chose comme ça - quand on le lit, on a parfois l'impression de se faire la prose de Daniel Jonah Goldhagen ou d'autres grands analystes de<br />
l'époque.<br />
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