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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 21:04

hebergeur imageLu pour le défi Thriller.

 

Deux. Dualité. Duplicité. Chez Marc Milliand, les bonnes choses vont par deux, en tout cas lorsque l'on découvre "La Chambre blanche", son deuxième (comme par hasard!) roman. Fidèle à lui-même (j'avais parlé ici, en son temps, de son premier roman "Première à droite après l'Eden"), l'auteur rejette tout romantisme mal placé et dessine les destinées de deux solitudes, de deux êtres incapables de créer une relation normale, éventuellement amoureuse et de bonne foi, avec leurs semblables. Et ce faisant, il brosse le portrait croisé, tressé même, de deux personnages que rien ne semble rapprocher.

 

Rien, en effet, si ce n'est le personnage d'Eve-Anne, qui joue le rôle de trait d'union entre deux parcours de vie. Il y a d'un côté François, un personnage étrange qu'on qualifierait volontiers de psychopathe. L'auteur a d'ailleurs le génie de montrer ce personnage en action, sans jamais le traiter frontalement de psychopathe - préférant céder au lecteur, qui s'en réjouit, la possibilité de juger. De l'autre, il y a Alexandra, pupille de la nation devenue consultante et cost-killer en entreprise, déniaisée à quarante ans par un gamin de vingt ans - cela, même si, il faut le dire, plusieurs hommes sont passés dans sa couche avant le fameux Daniel. On le comprend vite: ces deux personnages vivent avec leur fêlure.

 

L'auteur exploite à fond les possibilités offertes par la dualité, qui est aussi alternance. La structure du roman suggère par exemple celle d'une table de roulette, où le lecteur est invité à jouer pair ou impair: "Faites vos jeux", tel est le titre du prologue; "Les jeux sont faits", affirme la dernière section.

 

Cette exploitation se retrouve à tous les niveaux du roman. Celui-ci relate, en une alternance rigoureuse, la destinée de ses deux personnages, Alexandra et François. Il arrive qu'en un seul chapitre, le jeu des alternances se produise: les pensées d'Alexandra et les paroles de Daniel se succèdent dans le chapitre 7 de la "deuxième donne", créant une belle scène d'"après l'amour" dont la cadence se resserre en finale, comme un coït qu'on précipite sur la fin, pressé qu'on est d'arriver à la jouissance. Cette alternance, cette dualité se retrouve jusqu'à l'intérieur de certains paragraphes, où se succèdent, juxtaposés, des éléments qui concernent tantôt un aspect, tantôt l'autre, dans une dynamique vertigineuse qui se met en place dès le prologue.

 

Chacun des personnages a son projet, dès lors: alors qu'Alexandra s'installe, dans une dynamique d'intégration et d'exploitation du système, dans une existence de domination après des études réussies à la force du poignet et du mental, François mène un projet qui a quelque chose de surréaliste et d'excluant: recréer, par des bricolages, la matrice, l'utérus maternel. Et y enfermer des humains, cobayes malgré eux, comme le furent, avant eux, des animaux (et en particulier des oiseaux - belle antithèse, si l'on pense que François a été prénommé ainsi en mémoire de Saint François d'Assise) tués "pour voir comment ça fait". Cela, dans une démarche qui défie la logique... et suggère que François est un psychopathe dont l'auteur a dépeint la genèse.

 

"Une femme qui se perd", dit le prière d'insérer au sujet d'Alexandra. Pas faux, puisque, comme dit plus haut, c'est un gamin de vingt ans qui lui montre qui est le maître - en lui disant, innocemment, que tel soir, il ne viendra pas dans sa chambre parce qu'il visionnera des films de Bergman. Remise en question majeure d'une femme présentée comme mûre, sûre d'elle à ce titre, et désireuse de tout contrôler! L'auteur a l'habileté de lui offrir la dernière scène du roman. Et la dernière phrase, qui évoque un voyage en train, est le signe visible de l'absurdité de la destinée d'Alexandra, soumise aux caprices des entreprises qui l'engagent: "Elle sort le ticket de sa poche pour y lire sa destination, mais il n'y a rien d'écrit, le ticket est blanc." Quo vadis Alexandra... perdidistine te ipsam?

 

Et puisque absurdité il y a, pour reprendre une grille d'analyse à la Albert Camus, le lecteur n'a même pas la ressource d'imaginer François ou Alexandra heureux. François, nommé d'après le "Poverello", peu accessible à la notion de bonheur, aurait eu droit à l'échappatoire de la religion; il en fait son miel à sa manière, dans une démarche qui lui paraît logique mais échappe à l'entendement du commun des mortels et, en définitive, équivaut au rejet. Alexandra, éloignée des choses de la foi mais en permanence soucieuse d'avoir une position confortable (de force, donc), n'aurait que le suicide comme échappatoire à l'absurdité d'une existence vouée à des employeurs sans visage. Et si son dernier voyage, avec ce ticket blanc, était celui qui mène vers un monde meilleur? Qu'on s'interroge... de la part de l'auteur, ce serait une superbe métaphore.

 

De même, on s'interrogera sur la duplicité des personnages: une femme qui met des hommes dans son lit sans vergogne, tout en assurant crânement le rôle sérieux de consultante nettoyeuse face à ses clients, et un homme qui, "hôtesse de caisse" le jour, bricole ses projets fous la nuit. Un point de vue qui ne peut que renvoyer les lecteurs à leurs propres dualités, à leurs paradoxes plus ou moins bien assumés.

 

Blanc du carrelage de la chambre où se trouve la "matrice", rouge du sang, et deux existences croisées: l'auteur réussit ici un stupéfiant roman, qui donne à réfléchir sur la destinée de chaque être humain, quitte à oser des constructions artificielles et fantasmagoriques comme la "matrice technologique" de François. Au fil des pages rythmées en binaire que l'auteur propose, le lecteur ne peut que se laisser accrocher, voire époustoufler, par ces destinées humaines, tellement humaines...

 

Marc Milliand, La chambre blanche, Fribourg/Genève, Faim de Siècle/Cousu Mouche, 2013.

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