Monter à Paris. Y glaner, peut-être, quelques éclats de succès. Laisser son amie loin de soi, vers Bordeaux. "Le voyage du poète à Paris" place en son coeur un personnage de poète qui n'a pas tout à fait les moyens de ses ambitions. Tant mieux: pour un écrivain, des figures aussi complexes sont les plus intéressantes à creuser. Connu avant tout comme éditeur, le romancier Serge Safran s'y emploie ici de manière crédible, usant d'une écriture sobre, au plus près du sujet évoqué, tantôt imagée, tantôt crue.
En partant pour Paris, le poète ariégeois Philippe Darcueil projette de se faire un réseau, de s'installer, de vivre de son art ou au moins de sa plume. Il se montre cependant mou dans sa quête, manque de pugnacité, semble attendre les occasions plutôt que les rechercher avec ténacité: on n'est pas loin, par moments, d'une figure flaubertienne à la Frédéric Moreau. Résultat: rien de stable n'émerge, si ce n'est de mystérie.
Le bal des instabilités
Cette instabilité professionnelle est le reflet de l'ambivalence de Philippe en matière sentimentale. Certes, la figure de Sandra se présente comme une constante qui rythme "Le voyage du poète à Paris", constante qui prend la forme d'une correspondance où les tensions affleurent derrière les mots d'amour. Mais il faut dire que Sandra est, si j'ose le dire ainsi, un terrain mouvant: mineure, lycéenne alors que Philippe aborde la trentaine, elle vit son éducation sentimentale entre les garçons qui l'entourent et de premières expériences saphiques.
A ces hésitations, répondent celles de Philippe, toujours en quête d'une aventure auprès de celles qui l'entourent, telles Unica ou Amandine. L'auteur cisèle ces personnages, donnant à Amandine un profil de femme-enfant aux réactions d'adolescente alors qu'Unica, mystérieuse, passe pour plus mûre et se dérobe. Ce qui importe cependant, au moment fatidique, c'est le fonctionnement de Philippe au moment fatidique: ce n'est pas pour rien que l'auteur insiste sur ses érections incomplètes, voire inexistantes. Tel est le noeud de l'intrigue, en effet: l'impuissance sexuelle de Philippe Darcueil n'est que le reflet de son impuissance à s'imposer comme poète, ou même comme homme de presse. Bref, à trouver sa place dans la vie.
Un contexte particulier
Tout cela trouve place dans le contexte particulier des années 1979/1980, l'ancrage temporel étant donné par les dates des lettres que s'échangent Sandra et Philippe et par l'annonce de l'élection de Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis. A travers le "Refuge", lieu ancien de vie de Philippe Darcueil, le lecteur trouvera ici les échos des communautés telles que celles des hippies, en vogue dans les années 1970. Lorsqu'il quitte les lieux, ses parents lui donnent de l'argent pour qu'il s'habille - une somme modique. A travers le changement de vêtements, et l'acceptation d'une garde-robe conventionnelle et étriquée, Philippe Darcueil paraît se résigner à faire dans une certaine mesure le deuil d'une vie où les idéaux chimériques dominent.
La fête est finie, donc... et le virage n'est pas facile à négocier; la musique elle-même fait figure de leurre qui ne trompe guère que Philippe Darcueil. L'écrivain Serge Safran signe avec "Le voyage du poète à Paris" un roman doux-amer, riche en résonances, sur la fin d'une tranche de vie, et aussi d'une époque. Cela, au travers de personnages qui se voudraient extraordinaires (surtout Philippe Darcueil) et s'avèrent ordinaires, humains en somme. Et à ce titre, détestables, attachants et passionnants à la fois.
Serge Safran, Le voyage du poète à Paris, Paris, Leo Scheer, 2011.
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