Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Imaginez un aspirant écrivain plongé malgré lui dans un délire fantasmagorique organisé par des forces
occultes en plein coeur de Barcelone, durant le premier tiers, voire la première moitié du vingtième siècle. Tel est, en une seule phrase, le sujet de "Le Jeu de l'ange", dernier opus de Carlos
Ruiz Zafón, paru dans le sillage de la rentrée littéraire 2009, que les lecteurs attentifs et fidèles ne manqueront pas d'associer à son premier succès planétaire, "L'Ombre du vent", abondamment
commenté dans la blogosphère et abondamment vendu (11 millions d'exemplaires) dans les librairies.
Commençons par quelques généralités. L'ouvrage est fort épais (près de 600 pages); le propos est cependant porté par un style fluide, parfois léger, qui ne manquera pas d'accrocher grâce à un
certain esprit qui éclate en particulier dans des dialogues soignés et vivants; à ce titre, les manigances de David Martín, le personnage principal, pour jeter sa secrétaire Isabella dans
les bras du fils du libraire Sempere constituent des pages d'anthologie. Sans atteindre au niveau burlesque délirant d'auteurs tels que Eduardo Mendoza ou Arturo Gonzalez Ledesma, l'auteur
confère à sa prose un certain sourire, par-delà le drame. Contée de manière linéaire, recelant quelques coups de théâtre et de suspense, l'histoire se développe bien tout au long de ses étranges
méandres. Pour un peu, on se mettrait à penser à des classiques d'autrefois.
Barcelone, version touristique
On peut dire, en quelque manière, que la ville de Barcelone joue un rôle dans ce récit - à la manière d'un décor praticable plutôt bien fait que l'auteur fait découvrir de manière touristique.
Antoní Gaudí est naturellement cité, de même que les inévitables ramblas et les bâtiments "modernistes" (modern style ou Jugendstil, sans doute) sans nombre qui ont dû fleurir au
début du vingtième siècle. C'est naturellement dans une maison biscornue et mystérieuse que le personnage principal élit domicile - et c'est l'une des portes d'entrée du fantastique tel que
pratiqué par Carlos Ruiz Zafón. Il est cependant difficile de considérer que l'histoire n'aurait pu se passer qu'à Barcelone; dans le domaine de la couleur locale et de l'intégration du lieu
au récit, l'Eduardo Mendoza de "La Ville des prodiges" a par exemple fait plus fort.
Un héros romantique
J'ai déjà dévoilé le nom de David Martín, le personnage principal et narrateur de ce récit.
Au départ, l'homme est un vague collaborateur d'un journal. Quelqu'un découvre qu'il a la plume facile, ce qui lui vaut d'être aiguillé vers la rédaction de feuilletons dont les
lecteurs du journal sont friands. Naturellement, sans trop se l'avouer, Martín se découvre des ambitions littéraires, et la vie va lui donner quelques occasions de les
réaliser, à un certain prix - son âme, peut-être?
Tel est le fondement romantique de ce roman: un personnage quasi balzacien, amateur de
carrière à la manière de Rastignac même s'il n'en a peut-être pas forcément la niaque (David Martín finit quand même par subir les événements), et maladif parce que la maladie est un thème
récurrent de toute prose romantique. On pourrait croire qu'il pactise avec le Diable, ce qui rapproche le récit d'un certain Faust (le lecteur y pense du reste dès le premier paragraphe du
roman); enfin, Carlos Ruiz Zafón revendique la paternité de Charles Dickens en citant, plus souvent qu'à son tour, le roman "High Hopes" de cet auteur. Tels sont les fondements théoriques de
l'ouvrage.
Personnage romantique, David Martín est aussi un héros complexe qu'on peut trouver odieux ou macho (au pire sens du terme!), en particulier avec Isabella - ce qui peut rendre difficile, pour
le lecteur, une adhésion totale au propos. A ce titre, en optant pour un héros finalement peu consensuel, Carlos Ruiz Zafón n'a pas choisi la voie de la facilité.
Deux femmes pour un homme
Partagé entre deux femmes après avoir été déniaisé par une certaine Chloé (qui porte
comme par hasard le nom d'un de ses personnages de roman), David Martín finit par se retrouver avec personne dans les bras. C'est pour Cristina que le narrateur roule;
celle-ci deviendra cependant l'épouse de Pedro Vidal, qui emploie le père de Cristina comme chauffeur. La séparation survient, mais la maladie mentale (encore un thème bien
romantique) s'en mêle; et Martín ne peut que voir mourir l'inaccessible, à travers une plaque de glace qui fait figure de paroi de verre.
Isabella, l'autre femme, est pragmatique, bien ancrée dans la réalité; dans un premier temps, Martín n'en fait pas cas. Il finira par la jeter dans les bras du fils du libraire Sempere,
après avoir tissé avec elle une relation complexe d'amour-haine qui ne veut pas dire son nom. Cela, alors qu'elle représentait pour le héros un élément parfaitement accessible. Péché
d'orgueil...
Les ressorts du fantastique
"Le Jeu de l'ange" est, sans conteste, un roman fantastique. Le surnaturel
entre dans l'existence de David Martín par plusieurs portes: la maison de la tour (hantée? un classique!), le personnage énigmatique de l'éditeur Andreas Corelli (qui ne cligne pas
des yeux et écrit en lettres de sang sur du (trop) beau papier), etc. Tout cela finit par converger vers un même point: l'étrange destinée du narrateur.
L'auteur se promène ainsi avec adresse sur la corde raide de l'incertitude: son histoire
est finalement probable, quoique capillotractée si l'on refuse totalement le surnaturel: le jeu de coïncidences paraîtra par exemple trop énorme (tiens, comme par hasard, le livre que David
Martín a récupéré au Cimetière des livres oubliés a été écrit par le précédent locataire de son logement, qui a en plus les mêmes initiales que lui...). Le titre lui-même, annonçant un ange
énigmatique qu'on retrouve tout au long du récit (épinglé au revers de la veste d'Andreas Corelli, sculpté en grand dans un atelier de pompes funèbres, reproduit sur le papier à lettres d'Andreas
Corelli), annonce la couleur.
Flatter le lecteur
Cependant, l'une des ficelles les plus énormes de ce roman reste... la mise en scène de la
lecture. Ceux qui m'ont lu jusqu'ici sont sans doute des lecteurs invétérés à la recherche de leur prochaine perle rare. Et l'auteur s'adresse directement à eux. Hymne à l'activité de
lecture? On l'a dit de ce roman. L'auteur crée un emplacement mystérieux (ce fameux Cimetière des livres oubliés) où l'on peut aller piocher, si l'on y est convié dans les
formes (nourrir sa PAL (pile à lire) devient ainsi une cérémonie bien organisée) un précieux ouvrage et où l'on est invité à en prendre bien soin. Naturellement, il s'agit de
l'ouvrage rarissime et génial que l'on souhaite lire et présenter à ses amis, et l'auteur laisse entendre que c'est le livre qui choisit son lecteur... La lecture revêt ainsi des allures
fantasmagoriques; on peut y lire un message: "lisez, vous découvrirez des mondes inconnus!" Message publicitaire un peu gros; à ce régime, le lecteur devrait goûter tout
autant l'"Histoire de la lecture" d'Alberto Manguel. Et flatter le lecteur dans son activité préférée m'a assez vite paru un peu facile.
Carlos Ruiz Zafón recycle ainsi de vieilles recettes, de vieux ouvrages, en ayant cependant l'honnêteté de citer ses sources de manière plus ou moins transparente et de ne pas infantiliser
le discours. Génial, ce roman aurait donc pu l'être s'il avait paru à l'époque de Balzac; aujourd'hui, il fait plutôt figure de récit bien campé sur des valeurs sûres, solide, bien dans les
clous... Plonger le lecteur en terrain hyper-connu pour le rassurer est certes une recette qui marche; mais quelques surprises supplémentaires auraient été les
bienvenues.
Carlos Ruiz Zafón, Le Jeu de l'ange, Paris, Robert Laffont, 2009, traduction de François Maspero.
On en parle aussi chez Karine,
Belle de nuit, Tiphanya, Wictoria et quelques autres mentionnés sous Blog-o-Book (billets en cours de floraison). Causeur, enfin, tire à vue sur l'auteur: un billet à
réserver à ceux qui aiment la castagne...
Le présent ouvrage a été commenté à la suite d'un partenariat organisé entre le
blog Blog-o-Book, incontournable pour les blogolecteurs, et les éditions
Robert Laffont. Je remercie ici ces deux organisations.
Il constitue par ailleurs le quatrième ouvrage (sur sept requis) de mon challenge du pour-cent littéraire, organisé par La Tourneuse de Pages.
Photo: http://www.lejeudelange.fr.