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Le roman "L'Orchestre des ombres" de Tom Topor vous laissera à coup sûr un arrière-goût étrange dans la bouche. Certes, c'est celui d'un excellent roman policier, mais aussi celui
d'une plongée dans une succession d'enfers pour certains de ses personnages. Qu'on me permette de rappeler le point de départ de l'intrigue: depuis sa sortie des camps de concentration nazis,
Lilly Weill n'a plus revu son mari Max, dont on lui dit qu'il est décédé à Auschwitz. Bien sûr, elle n'en croit rien, et passe sa vie à le rechercher. Elle l'a vu à New York, mais qui va la
croire?
C'est là qu'intervient Kevin Fitzgerald. L'histoire s'ouvre sur un dialogue sur l'oreiller avec Fiona, qui le charge de retrouver Max au nom de... Lilly, justement, qu'on ne prend plus guère au
sérieux. Vraiment? Détective privé, Fitzgerald s'aperçoit assez vite qu'on lui cache des choses, en particulier sur la nouvelle vie de Max, pianiste rattaché... à l'orchestre d'Auschwitz,
justement.
Fitzgerald est le cliché du détective privé un peu crade, fumeur, buveur invétéré, aux manières assez rudes dès qu'il s'agit d'obtenir quelque chose. Pourquoi entrerait-il dans la combine de
Lilly Weill? Elle prétend avoir le flair pour savoir où est son mari: où qu'il se trouve, même dans un camp de concentration, elle y est aussi. Alors, New York... De la part de l'auteur, c'est
doublement astucieux: d'une part, cela permet de souligner le lien amoureux quasi mystique qui lie les deux amoureux secoués par la vie; d'autre part, et de manière plus pragmatique, cela offre à
l'auteur une possibilité de rendre crédible le fait que Lilly et Kevin recherchent le mari dans une seule ville, alors qu'après tout, il pourrait être n'importe où dans le
monde, mort ou vif (même si dans les faits, mieux vaut qu'il soit retrouvé vivant, sans quoi le lecteur se sentirait grugé).
Lien mystique? L'auteur ouvre ainsi la porte à l'indicible. Et il fonce dedans. Il commence par donner la parole à Lilly pour évoquer cette réalité inouïe que sont les camps. Mais ce
roman ne serait guère original s'il n'y avait que cela - il n'aurait pas grand-chose de plus qu'un attrait, disons, touristique. Ce qui lui donne une valeur supplémentaire, c'est que Max Weill,
pianiste, joue dans l'orchestre d'Auschwitz. Alors qu'aujourd'hui encore, on peine à imaginer ce que ça devait être, voilà que l'auteur parle de l'orchestre! Celui-ci a réellement existé; sa
mission était de jouer tous les jours, que ce soit pour rythmer la vie du camp (départ des prisonniers au travail, arrivée, préludes à la mise à mort,...) ou pour divertir le personnel nazi. Cela
permet à l'auteur de relever certains paradoxes, dont celui qui fait que les nazis sont davantage émus par une symphonie de Mozart que par les souffrances des prisonniers. Remplaçant du chef de
l'orchestre, Max Weill se retrouve par ailleurs à devoir choisir dix musiciens qui devront mourir, à titre de punition. Le choix est cornélien, on l'imagine... et de telles péripéties parviennent
à donner une idée, sans doute partielle certes, de l'horreur.
Tout cela forge la personnalité du pianiste qui, après guerre, endosse rapidement une autre personnalité, une autre identité, le pianiste Max Weill étant, quelque part, mort dans les camps -
ce que concrétise, du reste, un caillassage en règle de ses mains, peu avant la libération, rendant impossible toute reprise du métier de musicien. A la fois généreuse et intéressée, la CIA
lui offre l'occasion de s'intégrer à nouveau à la société des hommes de bonne volonté. L'auteur évoque alors le jeu des contacts entre anciens de l'orchestre: certains, restés à l'Est,
deviennent les informateurs de ceux vivant à l'Ouest. L'un des survivants finira "suicidé" au gaz, la tête dans son four... douteuse analogie de la part de l'auteur et dommage
collatéral de l'enquête de Fitzgerald, qui fait vaciller un édifice savant et fragile d'honorables correspondants. Tout cela, le détective privé le découvre peu à peu, et le
lecteur avec lui. Naturellement, le noeud de vipères et d'espions est particulièrement tordu, donc riche en éléments inattendus.
L'auteur conduit ainsi son lecteur jusqu'au dénouement, un dénouement qui est tout sauf simpliste, grâce à une belle économie de moyens, en exploitant à fond les indices matériels avant
d'explorer les personnalités d'une galerie de personnages divers et assez bien typés. Roman noir, très noir donc, à recommander aux amateurs de suspens qui n'aiment pas les "end" trop
"happy".
Tom Topor, L'Orchestre des ombres, Paris, Gallimard/Série noire/Folio, 2001.
Sur l'orchestre d'Auschwitz:
Simon Laks,
Mélodies d'Auschwitz, Paris, Cerf, 1991.
Simon Laks était le chef "titulaire" de l'orchestre.