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4 décembre 2015 5 04 /12 /décembre /2015 21:07

Tordjman AmeL'une des valeurs du roman historique est qu'il donne à voir certains aspects méconnus du passé, aspects qui résonnent cependant encore aujourd'hui. En situant son roman "La Pornographie de l'âme" à l'époque du docteur Charcot et de l'édification de la tour Eiffel, l'écrivaine Valérie Tordjman s'inscrit dans cette démarche.

 

Elle invite le lecteur à se mettre dans la peau d'un photographe, Mayeul Magnus, et à adopter son point de vue, si dérangeant et obscène qu'il puisse paraître.

 

Moment de l'histoire de la photographie

"La Pornographie de l'âme" est l'instantané d'une époque de l'histoire de la photographie.

 

Mayeul Magnus, figure clé du deuxième roman de Valérie Tordjman, a de quoi étonner le lecteur. Cela, dès les premières phrases (en faisant abstraction du dispensable catalogue de vente aux enchères qui ouvre le livre) qui jettent le trouble sur son identité sexuelle: est-il homme ou femme? L'auteure rédige certes au masculin, mais le doute est présent, grâce à quelques mots placés dès le premier paragraphe du roman. Il n'en faut pas moins pour installer un univers trouble qui pousse le lecteur hors de sa zone de confort.

 

C'est que le titre a de quoi intriguer. Pornographique, "La Pornographie de l'âme" ne l'est en aucun cas. Cela dit, l'auteure met en scène un photographe qui aime les mises en scène, fussent-elles obscènes ou choquantes - certains chapitres les décrivent avec une précision toute clinique. Cela s'inscrit dans la philosophie de la photographie à une époque donnée, où la pose des sujets prévaut, ne serait-ce que pour des raisons de temps de pose. Ce qui donne à chaque photo un fort côté rituel.

 

L'auteure aborde d'ailleurs le virage entre la photographie, affaire de professionnels lourdement équipés, et le même art, pratiqué par le commun des mortels équipé d'un appareil Kodak. Cela dit, Mayeul Magnus se positionne clairement comme un adepte de la vieille école, et certaines de ses créations ont tout d'une nature morte.

 

L'héritage du romantisme noir

Tout part chez le neurologue Jean-Martin Charcot. L'auteure évoque ses travaux de manière détaillée, allant jusqu'à en relever les aspects pittoresques. Nul jugement: l'écrivaine montre son action et utilise son vocabulaire, ce qui suffit à prendre la mesure de la distance entre ses travaux et notre époque. C'est que les mots de l'époque n'étaient pas tendres: on parle de grande hystérie, de clownisme...

 

Dans la droite ligne d'un certain romantisme, théorisé par Mario Praz, la romancière se penche avec attention sur le monde des asiles de la fin du dix-neuvième siècle, et surtout sur la maladie, fût-elle mentale. Cela fascine et fait du lecteur un voyeur, comme aurait pu l'être n'importe quel consommateur des photographies faites par Mayeul Magnus: est-il correct de regarder les corps nus de femmes atteintes dans leur psychisme? Et qu'en est-il de la santé mentale du photographe?

 

Question de voix

Je ou il? L'auteur ne tranche pas une fois pour toutes et préfère jouer là-dessus pour varier les points de vue.

 

Le lecteur assiste ainsi à la presque-autobiographie de l'auteur, qui s'exprime au gré du temps qui passe: il évoque les bordels de Paris et les "Charlottes" qu'on y rencontre. Il parle aussi de la Tour Eiffel, qui s'ouvre au public au temps du roman. Plus largement, ces pages rédigées à la première personne montrent avec crudité l'évolution de l'âme de Mayeul Magnus. Cela confine au surréalisme, dès lors que Mayeul Magnus, devenu son propre sujet, sera tenté de mettre en scène sa propre mort en un ultime cliché, acte gratuit et surhumain.

 

Les chapitres évoquant cette vie qui passe sont entrecoupés par des descriptions de photographies. Rédigées à la troisième personne, introduites par une description qui rappelle celles des salles de ventes aux enchères, elles paraissent plus lointaines. Elles sont le lieu de la mise en scène de l'obscène, dans tout ce qu'il a de laborieux, de difficile et d'étudié.

 

Les voies de l'obscène

L'auteure joue d'une certaine gradation pour surprendre le lecteur, le choquer, l'inviter à mettre les yeux sur l'obscène, tout en gardant une écriture qui renonce à souligner quelque effet. Le prétexte médical fonctionne bien au début du roman. Puis la photographie des folles et des filles de joie prend le dessus.

 

Reste que le lecteur sera en permanence mal à l'aise: qui sont les "Charlottes" que Mayeul Magnus photographie? Sont-elles des prostituées, des malades mentales... ou les deux à la fois? L'écriture flirte en permanence avec le voyeurisme, jouant entre autres avec la "robe" du photographe, ce voile derrière lequel il se rangeait autrefois pour prendre ses clichés sans que la lumière n'arrive au mauvais endroit. Que de trouble dans le mot "robe", ici!

 

On pourra certes relever, avec un sourire en coin, que Mayeul Magnus vomit quand il est content, un peu comme Dominique Farruggia dans la comédie "La Cité de la peur". Pour grotesque qu'il soit, cet aspect ne pèse guère à la lecture, au contraire: le corps peut bien s'exprimer. "La pornographie de l'âme" est donc un roman fort, puissant, qui met à nu les corps et pousse le lecteur hors de ses commodes habitudes. Cela, en usant le prétexte d'un moment précis de l'histoire de la photographie - art voyeur par excellence.

 

Valérie Tordjman, La pornographie de l'âme, Paris, Le Passage, 2004.

 

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