Je serais un menteur si je disais que je porte dans mon coeur Eva Joly, candidate d'Europe Ecologie-les Verts à la présidence de la France. Cela dit, l'une de ses interventions de la semaine dernière a tout pour m'interpeller... et curieusement, elle n'a pas fait beaucoup de remous dans la blogosphère. Tout au plus en a-t-il été question dans les rangs de l'UMP - et le semblant de débat qui en est résulté est un peu limite: en effet, la question posée méritait davantage qu'une caricature outrancière. Car c'est bien de langues qu'il s'agit - et de langues de France.
Rappel des faits: face à un parterre de représentants des mouvements indépendantistes et autonomistes de France réunis à Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) pour une université d'été, Eva Joly s'est aventurée, samedi 27 août, à promettre de défendre les langues régionales menacées, selon une dépêche publiée dans "Le Point". L'approche de la candidate, partisane d'une Europe des régions, consiste clairement à offrir davantage d'autonomie aux régions qui y aspirent (par exemple la Corse). Eva Joly a par ailleurs critiqué "l'hégémonie" du français en France et suggéré que les écoles devraient être obligées d'offrir, à défaut d'imposer, une formation en langues régionales.
Des affirmations qui ont fait bondir le député parisien Bernard Debré, qui s'est fendu d'une lettre en réponse aux positions de la candidate. "Redonner vie aux langues régionales? Quelle idée saugrenue!", interroge-t-il d'emblée, non sans égratigner au passage "Eva-la-Rouge"; il rappelle par ailleurs l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), connue pour instituer la primauté de la langue française en France.
Qui a tort, qui a raison? Force est de constater que chacun a quelque chose à amener au débat, et de positif - et que dès lors, entre le "tout au français" et le "tout aux dialectes", il existe un juste milieu à trouver. Facile à faire? Certainement pas. Mais essayons d'ébaucher quelques considérations.
Bernard Debré suggère donc, de manière caricaturale, qu'Eva Joly demande le retour de fonctionnaires connaissant une bonne quantité de dialectes de France - quitte à ce qu'un agent de train, par exemple, soit astreint à connaître toutes les parlures usitées sur la ligne où il travaille (p. ex. Paris-Saint-Jean-de-Luz). Il est possible de lui rétorquer qu'une telle exigence n'est pas à l'ordre du jour: tout le monde (y compris la Constitution) est d'accord qu'en France, on parle français! D'un autre côté, on pourra aussi répliquer à Eva Joly qu'il est hors de question de rejeter "l'hégémonie" du français, tant il est vrai que c'est une langue commune bien pratique, autour de laquelle s'est établi un consensus. Par quoi la remplacer? "Par un anglais approximatif", suggère Bernard Debré, poursuivant son exemple du cheminot polyglotte. Force est de constater que dans certains pays, l'anglais pourrait supplanter à terme la langue nationale, qui n'a pas été suffisamment cultivée dans tous les domaines d'activités de ses locuteurs...
C'est donc une question de degré plus que d'extrêmes. Eva Joly réclame "la reconnaissance des langues régionales". Elle paraît oublier que celles-ci ont fait leur entrée dans la Constitution française en 2008 (art. 75 al. 1); plus qu'une reconnaissance, il conviendrait donc d'exiger un développement de cette reconnaissance, selon la question suivante: "Quelle forme cette reconnaissance doit-elle prendre?" Cela amène à un sujet qu'Eva Joly devrait goûter, et que le linguiste Louis-Jean Calvet a eu le privilège de nommer avant elle: l'écologie des langues. Une manière d'indiquer que chaque langue a sa place... pourvu qu'elle la trouve.
Concrètement, essayons d'imaginer ce que cela peut signifier. Faut-il rendre la justice dans les langues régionales? Sans doute pas, si l'on admet que la langue de la France est le français. Mais est-ce que l'article constitutionnel peut servir de base à une réglementation permettant que l'Etat finance des interprètes pour permettre à des personnes parlant les langues régionales de débattre de leur cause dans leur idiome? Le cas des cheminots, soulevé par Bernard Debré, est certes extrême; mais devra-t-on tenir rigueur à un fonctionnaire de Corse ou de Mayotte s'il s'exprime avec ses voisins dans la langue du cru en sa qualité de fonctionnaire? Certes, il devrait être en mesure de réagir en français en tout temps... mais l'un n'empêche pas l'autre! Et puis, le maire d'une commune de Bretagne doit-il être condamné s'il glisse quelques phrases en breton dans un discours de fête nationale? Une telle réflexion peut par ailleurs aussi mener à définir les contours d'un enseignement des langues régionales. Faut-il aller jusqu'à assurer tout l'enseignement en marquisien, en arpitan (lequel?) ou en alsacien? Ou alors, peut-on ouvrir une brèche permettant un soutien financier (ou autre) à la création littéraire en langues régionales, quitte à encourager l'émergence d'un nouveau félibrige? Y compris les langues d'outre-mer? La simple présence des langues régionales dans la Constitution français responsabilise du reste l'Etat français: d'ores et déjà, il ne peut plus faire comme si celles-ci n'existaient pas, par exemple en les laissant mourir sans réagir.
Entre les extrêmes déterminés par Eva Joly et Bernard Debré, il y a donc mille possibilités de "placer le curseur", en faveur du seul français ou d'un morcellement linguistique et régionaliste. Cet entre-deux doit permettre de faire vivre et de valoriser, dans une manière propre, les langues régionales, qui le méritent parce qu'elles sont une richesse, sans pour autant sacrifier les avantages d'une langue, le français, conçue comme un élément non pas hégémonique, comme le prétend Eva Joly, mais bien fédérateur. Ce juste milieu devrait permettre d'écarter le risque d'éclatement de l'unité nationale, tant craint de certains représentants de l'UMP. Car en France, il devrait y avoir de la place pour le français et pour toutes les langues de France.
Source de l'illustration "Tour de Babel".