Lu dans le cadre du défi "Nouvelles".
L'écrivaine suisse Corinna Bille aurait eu cent ans l'an dernier. Il était donc grand temps que je m'y remette, et l'occasion m'en a été donnée ce printemps, lorsqu'on m'a prié d'animer dans le cadre du Salon du Livre de Genève, une table ronde sur celle qui, en 1975, obtint la bourse Goncourt de la nouvelle. En plus de deux excellents ouvrages de littérature secondaire, un supplément de chance a mis entre mes mains "La Fraise noire", recueil de nouvelles publié pour la première fois par la Guilde du Livre, un éditeur suisse, en 1968, et réédité en 1976 et en 1999 par Gallimard.
"Pourvu qu'une histoire ne me vienne pas en ce moment!", craignait l'auteur lorsqu'elle s'affairait aux tâches du ménage, tant il est vrai que sans cesse, elle ressentait l'irrésistible besoin d'écrire. Cette aisance transparaît dans les textes recueillis dans "La Fraise noire". Classique, leur style est empreint d'une grande simplicité et d'une spontanéité indéniable, loin des "alambics" que l'auteur disait détester. Ce qui n'empêche pas le soin apporté à la musicalité du texte et au travail de la parole des personnages. Ni l'amour du détail, d'ailleurs: si l'issue de "Ma forêt, mon fleuve" est un peu attendue, cette nouvelle doit sa richesse à l'observation fine de la maturation sentimentale de la narratrice - adroitement structurée sous la forme d'un journal. Et sans insister lourdement sur la peinture de la région où ses récits se déroulent, l'auteur n'hésite pas à utiliser, à l'occasion, un mot rare et précieux pour désigner un élément naturel avec exactitude.
Cette fraîcheur est mise au service d'une certaine vision du Valais du vingtième siècle. Une vision sans fausse nostalgie, sans recherche d'esthétisme controuvé, qui consacrerait une époque aussi belle que révolue et imaginaire. Au contraire, l'auteur ne recule pas devant la confrontation entre un Valais ancestral et l'irruption de la modernité. Si la nouvelle "La Fraise noire" prend des allures de vendetta corse, "Toute la vie devant moi" met en scène la diaspora des ouvriers italiens installés en Suisse, avec leur propre mentalité. Le surnom du personnage principal masculin de cette nouvelle est "Tête-de-mort", suggérant le caractère mortel de toute vie, en contrepoint à ce que suggère le titre.
Il y a aussi, chez Corinna Bille, le goût des personnages qui se détachent de leur entourage, qui jurent, que ce soit par les couleurs, par leur attitude, par leur histoire en un mot. La femme qui évolue dans "La Fraise noire" a donc deux hommes dans sa vie, en plus de son mari, une situation atypique. On se souviendra d'ailleurs que cette nouvelle constitue le développement d'un épisode originellement prévu pour "Théoda", premier roman de l'écrivain, abandonné en cours de route - puis repris sous une forme nouvelle. Et Dieu sait que Théoda, femme venue d'ailleurs et installée en Valais au côté de son mari, jamais totalement acceptée par son entourage, dépeinte comme trop belle, trop colorée, représente l'archétype de la figure qui se détache du décor.
Simplicité, modernité, soin du détail: pour ces raisons, il faut lire ou relire Corinna Bille, qui a su saisir une époque et sait observer avec finesse les âmes humaines de ses personnages, avec une prédilection pour celles des fous, des ivrognes et de celles et ceux qui sortent de l'ordinaire par un trait de leur existence.
Corinna Bille, La Fraise noire, Paris, Gallimard, 1999, préface de Dominique Aury.