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Avec « Le Voyage en Arromanches », l’écrivain Olivier Mathieu comble une lacune du cycle des aventures de Robert Pioche, projet littéraire qu’il s’est promis de réaliser dès 1965, l’année de ses cinq ans. Publié aux éditions des Petits Bonheurs il y a quelques mois déjà, ce roman retrace la période d’adolescence du double littéraire de l’auteur, ce qui ramène le lecteur au cœur des années 1970. Tout se déroule aux Grandes Terres, à Marly-le-Roi. A moins que ce ne soit, plus certainement, dans le cœur de l’auteur…
… car c’est bien d’un roman d’amour qu’il s’agit – comme c’est souvent le cas avec ce « dernier romantique » qu’est Olivier Mathieu. Dernier romantique ? Personnage principal du récit et double littéraire de l’auteur, Robert Pioche est ici dépeint en adolescent angélique au destin tragique, arborant en début de récit les cheveux longs d’un page, fier, plus tard, de porter des poulaines aux pieds. Ses amours, quant à elles, s’adressent tour à tour à deux de ses amies, nées comme lui au début des Années Soixante, et présentées comme inséparables. Et comme tout adolescent, Robert Pioche s’enflamme pour peu : alors qu’il est assis sur un banc, il suffit que l’une de ces jeunes filles lui lance un « bonjour » aimable pour qu’elle devienne la dame de ses jours.
Robert Pioche est perçu comme « déconnecté » par l’un des enseignants qu’il rencontre lorsque sa mère le scolarise, à la veille du bac. Mieux vaut ça qu’être « branché », toutefois, ce que l’auteur expose longuement. Du point de vue des mots et de leurs sens, auxquels il est extrêmement sensible, Robert Pioche use d’un procédé de traduction inversée où il énonce, avant de dévoiler, entre parenthèses, le mot anglais usuel pour désigner une notion, l’équivalent français dont il fait usage. Ainsi, la planche à roulettes ne sera jamais détrônée par le skate-board. Déconnecté, c’est aussi le trait spécifique d’un personnage en perpétuel décalage avec les goûts musicaux de ses contemporains : alors que lui ne jure que par le ténor italien Beniamino Gigli et par la musique classique, son entourage songe aux Beatles parce que le classique, c’est « lent » ; mais qu’il déclare, par convenance, aimer les Beatles, et ceux-ci semblent tout soudain démodés. Enfin, Robert Pioche ne se trouve jamais en phase avec les « Freedom ! Love ! » que lancent, à pleines voix, tous les chanteurs actuels. Qu’est-ce que leur amour de pacotille (« mettre sa bite dans un trou », comme le dit fort crûment l’un des personnages), leur liberté conditionnée par une musique faite pour abrutir les masses et asseoir la domination américaine sur l’Europe ?
Cela fait écho à la permanente impression de n’être pas en phase avec les filles, qui semble pour longtemps inaccessibles : comment danser un slow, comment « rouler une pelle » ? Robert Pioche s’accommode du côté inaccessible de la première jeune fille qu’il aime, même s’il montre de la curiosité pour le mystère des « pelles roulantes » et pour l’art du slow. Même situation sentimentale du côté de la deuxième jeune fille, qui l’implore en clamant « fais-moi un pioupiou ». « Pioupiou » ? Pour Robert Pioche, il s’agit d’un jeune soldat. Pour elle, d’un baiser tendre donné lèvres closes. Ainsi est illustrée une certaine incapacité de communiquer entre deux êtres que tout devrait pourtant rapprocher, à commencer par leurs voyages en Arromanches, attendus avec impatience. La petite ville de Normandie atteinte non sans peine (Robert Pioche s’y rend en mobylette, parcourant ainsi des centaines de kilomètres, exercice difficile reflétant l’effort qui peut caractériser la conquête amoureuse vraie d’un cœur, alors que l’époque est aux amours faciles), jamais certaine, cette destination devient pour quelques saisons un lieu fétiche de Robert Pioche et de ses amies.
Ah, j’oubliais : Robert Pioche est têtu. Comme pour le souligner, « Le Voyage en Arromanches » est traversé par des jeux rythmiques fondés sur des expressions frappantes. Le procédé avait déjà servi à l’auteur dans « Les drapeaux sont éteints », de manière autrement cruelle : « Travaille ! », martèle, à une autre époque, l’épouse de Robert Pioche à un mari qui, depuis son enfance, s’est toujours refusé aux tâches laborieuses mercenaires (mais pas au travail littéraire), à l’astreinte aux impôts et à toute servitude. Ici, ces jeux sont moins directement violents : on pense à la « jolie neige », aux pioupious ou au « Freedom ! Love ! » déjà cités. Ici, l’auteur tourne autour de ces citations de manière à leur donner à chaque fois une lumière particulière, tantôt primaire, tantôt antithétique : ainsi, la neige n’est pas vraiment toujours jolie. Belle constance, en revanche, lorsque Robert Pioche narre la destinée de tous les révoltés de carton qui peuplaient le Marly-le-Roi de son adolescence : tous sont devenus… employés de banque. De « petits nains », comme l’écrit l’auteur – usant de cette redondance à plus d’une reprise, et renonçant finalement à la connotation méprisante que cette expression pourrait avoir : nain ou géant, après tout, chacun sa destinée.
Ainsi l’auteur donne-t-il à voir, avec la précision d’un microscope qui n’exclut pas l’émotion à fleur de peau, l’adolescence pas toujours évidente d’un jeune homme qui refuse d’être « branché » – mais aussi d’un garçon qui n’accepte pas le décès de certaines des jeunes filles qui, aux temps lointains de sa jeunesse, furent – dit-il - terrassées par une consommation excessive de stupéfiants. Et naturellement, Olivier Mathieu assume crânement les professions de foi dont sont emplis ses romans, comme il l’a toujours fait. Il assume, pour ce qui est du passé le plus lointain, une « déclaration publique d’amour » à la fois grotesque et touchante qu’il nous raconte ici, en lui donnant une date (22 juin 1977). Ainsi, nous dit-il, qu’il assumait encore un certain sourire en 1990, face à un très vaste auditoire : mais, même s’il est rapidement évoqué au début du onzième et dernier chapitre du « Voyage en Arromanches », cet épisode-là constitue une autre histoire.
Olivier Mathieu, Le Voyage en Arromanches, Nantes, Editions des petits bonheurs, 2010. Préface de Jean-Pierre Fleury, docteur en sociologie de l’Université de Nantes. Annexes bio-bibliographiques.