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Riche et sulfureux ouvrage que «Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants», roman signé San-Antonio et publié en 1981 aux éditions Fleuve Noir! Sur plus de 400 pages
écrites petit, l’auteur donne libre cours à une plume qui, si elle porte bien, formellement, la marque de fabrique de Frédéric Dard, s’éloigne quelque peu, dans le propos, de ce que fait
d’habitude l’auteur de Bourgoin-Jallieu. Preuve que sa manière d’écrire ne se prête pas qu’à la gaudriole…
Quelles sont ces habitudes d’écriture? On les soupçonne, intuitivement: une inventivité verbale délirante et revendiquée (en particulier le refus des verbes
essentiellement pronominaux, régulièrement amputés), l’interpellation du lecteur comme pour trouver une confirmation de son propos, la juxtaposition parfois audacieuse de tous les registres de
langage, des portraits bien campés, des sentiments, du sexe même. Mais alors que l’on s’étripe et qu’on s’étreint plutôt joyeusement dans d’autres opus, «Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à
gants» est empreint d’une dominante amère, sérieuse, «adulte» et sombre, montrant une galerie d’humains au mieux apathiques, au pire détestables. Le tout, dans le contexte particulier des mois
qui ont précédé (et suivi) l’accès de François Mitterrand à la présidence de la république française.
Vu le titre, cet ultime détail a son importance. La lente partie d’échecs que met en scène
l’écrivain s’apparente en effet à la quête du pouvoir par tout un chacun, mise en scène dans un souci permanent d’ouvrir les placards pour y découvrir des cadavres. Meneur de jeu, le Président,
Horace Tumelat, est un presque-vieillard manipulateur, dominateur, à la personnalité complexe et odieusement fascinante – un politicard au sens fort du terme, capable de retourner en sa faveur
les situations les plus compromises a priori: débats télévisés, scandales en gestation. Les initiales d’Horace Tumelat (HT) laissent à penser qu’il est un vendu, mais cela n’est jamais affirmé…
Face à lui, se trouve son épouse Adélaïde, délaissée, mais également désireuse d’arriver à ses fins: obtenir le divorce. Le personnage fantoche qu’agite Horace Tumelat s’appelle Eric Plante.
Figure aux préférences sexuelles hésitantes, fil rouge et nœud (coulant) du récit, il révèle sa folie tout au long du roman, ainsi que son caractère viscéralement sadique.
Qui sont les masochistes? On retrouve là les figures féminines du récit, presque
systématiquement ramenées à un état d’objet. Il y a d’abord Eve, journaliste à la langue de vipère réputée, figure riche: prompte à vitupérer dans les colonnes du journal auquel elle émarge,
elle finira sous le charme d’Eric, qui la manipulera, entre autres en envoyant des courriers anonymes compromettants à ceux qu’il faut – ou en la livrant aux assauts sexuels de tiers inconnus.
L’autre victime consentante s’appelle Noëlle. Jeune amante de Tumelat, grande brûlée, elle finit par vivre comme le défunt chien domestique de celui-ci. Dans un élan mystique, Noëlle finira par
se prosterner devant la défunte secrétaire et amante d’Horace Tumelat; Eve, femme de (quatrième) pouvoir, s’en sortira mieux, en éliminant Eric Plante afin, peut-être, de donner un nouveau
sens à sa vie, plus sain. Voire plus saint…
… car la subversion touche également au domaine religieux, sous-jacent voire affleurant
dans tout le roman. Cela passe par des jurons régulièrement proférés par l’un ou l’autre personnage, ou par le personnage de l’aumônier des prisons, homme pragmatique mais à la foi parcimonieuse.
On peut également voir en Horace Tumelat un démiurge: homme qui s’est fait tout seul, il a ses créatures: Eric Plante, qu’il fait élire député (nommé «Fiston» à plusieurs reprises, comme s’il
s’agissait d’un Christ de paille); Noëlle bien sûr, qu’il couve et considère comme un ange (de Noël) tout en la traitant comme la «bête du Seigneur». D’autres choix rédactionnels, par exemple les
prénoms de certains personnages (Eve, en particulier, mais aussi Marie, ancienne copine d’Eric, qu’il cède à son père (qui finit par l’épouser en secondes noces) contre une motocyclette),
l’attachement de la famille d’Adélaïde aux valeurs catholiques ou les titres des quatre parties du roman (quatre Evangiles?), suggèrent une lecture subversivement biblique.
Enorme? Inattendu, en tout cas, de la part de San-Antonio, soudain présenté comme «sadique
et pathétique». Rédigé au point de croix alors que l’auteur privilégie généralement la brosse et les grands traits, cet ouvrage complexe révèle, de la part de l’auteur, une vision foncièrement
pessimiste et noire de l’humain: chacun, dans ce roman, est un loup pour l’autre. Que sont ces clés du pouvoir, alors? La corde de pendu qu’Eric Plante ramène chez lui en voiture, rangée
dans la boîte à gants, pourrait être la métaphore des clés du paradis. Affaire à creuser…
A noter que «Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants» fait suite au roman «Y a-t-il
un Français dans la salle?», qui fait intervenir les mêmes personnages.
Frédéric Dard, Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants, Paris,
Fleuve Noir, 1981.