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1974? Deux choses importantes au moins: ma naissance (ha! ha! C'était un 21 mars, exactement comme Laura Allen) et, naturellement, la
chute du régime des colonels en Grèce. Comme Patrick Besson ne me connaît guère, c'est sur le deuxième de ces sujets cruciaux qu'il a écrit pour la première nouvelle, éponyme, d'un recueil publié
au début 2009 et justement intitulé "1974". De quoi s'agit-il, dans cette nouvelle? A l'heure de changements politiques majeurs, alors que les routards colonisent la Grèce, un jeune homme qui
pourrait être l'auteur perd son pucelage avec une femme d'âge mûr. A moins qu'il ne s'agisse du contraire...
Le ton est ici donné: il s'agit de peindre une époque à travers ses grands thèmes. Le lecteur considérera facilement que la chute du régime des colonels constitue un parallèle avec la perte de la
virginité du narrateur. Ce parallélisme rapproche cependant deux éléments qu'un paradigme oppose: l'un est de la sphère politique, ultra-publique, alors que l'autre ressort de la sphère la plus
intime qui soit. Intime, mais commun: comme chacun a perdu sa virginité un jour ou l'autre, l'auteur ne s'appesantit pas sur l'épisode, se contente de l'esquisser, évacuant tout racolage et
donnant le meilleur de l'espace à la politique (bonne synthèse, presque hyperréaliste quoique concise, de la fin de la dictature des colonels), à une évocation des lieux, à la peinture d'une
époque qui fait figure de parenthèse enchantée: 1974 tombe pile poil dans la période d'immense liberté sexuelle qui a suivi l'invention de la pilule et a précédé l'apparition du sida. Politique,
sexe, routards: en trois traits essentiels, faisant preuve d'un esprit de synthèse fulgurant, Patrick Besson trace le portrait d'un temps révolu
Deuxième nouvelle du recueil, "Katiouchka" révèle une autre facette du talent de l'auteur: l'art de rédiger des dialogues décalés, quitte à donner au texte un côté "exercice de style" pourtant
parfaitement assumé. Chaque réponse est inattendue, révélant la polysémie insoupçonnée de questions dont le sens paraît évident au locuteur francophone lambda. Outre une tactique de drague (ce
serait le sens premier du texte), cette pratique peut être perçue comme une métaphore de l'incompréhension entre les cultures, d'autant plus que la nouvelle met en scène deux frères pianistes
d'Europe orientale, nommés Kundera, invités à donner des concerts aux Etats-Unis sous la férule d'une guide belge. Comment tout ce petit monde parvient-il à se comprendre? L'auteur crée par
ailleurs un rythme en faisant revenir régulièrement le membre de phrase "Nous, les Slaves...", suivi de qualités que les personnages prêtent à leur peuple, et en amenant à plusieurs reprises
la question rituelle de la parenté entre les deux frères et l'écrivain Milan Kundera - présenté tantôt comme un oncle, tantôt comme un cousin, etc. - ce qui crée une impression de flou. Et quid
de Katiouchka? C'est naturellement le diminutif de Catherine, la guide belge. Mais sachant qu'elle a tué Bronislav, l'un des deux frères, et qu'elle est l'amante de l'autre, on peut se demander
si elle n'a pas quelque chose d'un missile...
L'art du non-sens et des dialogues décalés refait surface dans "Meurtre au Kalemegdan", où une journaliste se retrouve éparpillée en morceaux qu'on trouve un peu partout dans une ville
d'Europe orientale; c'est ainsi, aussi, que Patrick Besson raconte quelque chose qui pourrait être sa vie et dévoile son tropisme pro-serbe. Toutes ces idées stylistiques, souvent au service
d'une incroyable précision en dépit d'une grande concision, font que le lecteur se surprendra à sourire à cette prose, à plus d'une reprise, voire à se laisser surprendre par l'une ou
l'autre chute. Six nouvelles donc, d'une grande unité stylistique, qu'on lira avec bonheur. Et quand on sait que c'est en 1974 que Patrick Besson a publié son premier roman, on ne peut s'empêcher
à l'aspect symbolique important que cette date peut représenter pour lui.
Patrick Besson, 1974, Paris, Fayard, 2009.