Incontournable, lu par A bride abattue, Mes Imaginaires, Sophie.
Avec « L’Enquête », Philippe Claudel aborde la thématique de la déshumanisation des personnes. Son prétexte, c’est l’inspection d’une entreprise dont le taux de suicides au sein de son personnel a connu une importante et subite recrudescence. Impossible de ne pas penser à certaine entreprise de télécommunication française, ou à quelque autre grand groupe de l’Hexagone lorsqu’on lit certaines descriptions de ce roman. Mais, le lecteur fasciné le comprend vite, l’Enquête n’est qu’un prétexte pour plonger au cœur de la folie.
Une folie délétère, bien sûr, et qui se fait jour petit à petit, dès le moment où l’Enquêteur arrive dans la ville où il doit remplir sa mission, comme ce supplice de la goutte d’eau, évoqué dans le récit, qui paraît drôle au début mais finit par avoir la peau de celui qui le subit. Et le lecteur va effectivement sourire aux premières mésaventures que l’Enquêteur connaît, et qu’il a peut-être lui-même vécues : on lui refuse un grog dans un café parce que l’ordinateur n’est pas en mesure de le facturer, un sandwich reste coincé dans un distributeur automatique. Et c’est bel et bien chez le psy que ça aboutit… et là, le lecteur rit jaune. S’il rit encore.
Déshumanisation, ai-je dit. Délibérément, l’auteur ne donne aucun nom à ses personnages. Il les désigne par leur fonction ou son rôle : le Guide, la Géante, les Déplacés, le Fondateur, etc. Ces personnages fonctionnent de manière volontiers erratique, tantôt hostiles, tantôt obséquieux envers l’Enquêteur. Ce dernier, sur lequel ce roman est centré, semble être le seul personnage à tenter de suivre une ligne directrice bien définie. Il perd cependant de sa superbe au fil du récit, jusqu’à ressembler à une loque : habits sales puis de fortune, faim récurrente, pas de rasage, mental en capilotade.
L’environnement de l’Enquêteur est totalement surréaliste : un hôtel cher au style spartiate et aux fenêtres murées, une région à la météo étrange, une entreprise omniprésente et, d’une manière générale, une géographie déroutante. Dans ce cadre, on comprend que l’enquête devienne secondaire pour le récit ; de fait, le lecteur n’en saura pas grand-chose ; tout au plus découvrira-t-il en passant quelques dysfonctionnements de l’entreprise. L’impression se dégage par ailleurs que l’entreprise où l’Enquêteur est supposé faire son travail protège son secret par tous les moyens possibles, en particulier par la déstabilisation de celui qui veut en savoir plus.
Porté par une écriture très personnelle sur 278 pages d’une précision hallucinante (énumérations, souci permanent du détail dans la description), le roman « L’Enquête » constitue ainsi une implacable marche vers la mort, ou vers l’enfer. L’auteur conclut son récit par le déclic d’un portable que l’on ferme, comme s’il fallait oublier l’Enquêteur. Mais le lecteur pourra-t-il oublier ce personnage et sa déchéance ?
Philippe Claudel, L’Enquête, Paris, Stock. 2010, 278 p.
Ce livre a été chroniqué dans le cadre d'un partenariat avec le site http://www.chroniquesdelarentreelitteraire.com et dans le cadre de l'organisation du Grand prix littéraire du web Cultura.