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La photo de couverture du livre est sobre, froide même, pour ne pas dire inquiétante: qu'est-ce qui se
cache dans ces bureaux à l'éclairage blafard, déserts dans la nuit? C'est justement le mystère des grandes administrations privées que l'auteur belge Nicole Malinconi cherche à percer dans
son petit roman "Au bureau", paru en 2007 et réédité au format de poche aux éditions de L'Aube le mois dernier. Et la sobriété de la couverture et du titre fait écho au contenu.
Sobre? Minimaliste même, telle est la prose de l'auteur. Dans sa sécheresse extrême, le titre annonce clairement la couleur: tout se passe dans quatre tours de bureau, reliées entre elles par des passerelles, dans lesquelles l'auteur promène un regard d'entomologiste observant des fourmis dans un vivarium de verre recréant leur milieu naturel. Les chapitres sont brefs, le propos n'est guère dramatisé; et c'est de la sobriété extrême du style que naît, dans toute son éclatante force, la difficulté d'inavouables actions passées, si dérisoires et cruciales à la fois qu'elles puissent être.
Car "Au bureau", c'est aussi l'histoire d'individualités que le hasard des embauches a rapprochées, d'histoires inavouables et de rumeurs dans lesquelles chaque lecteur reconnaîtra, une fois ou l'autre, un cas personnel ou celui d'un de ses propres collègues: la fille qui veut se faire refaire sa poitrine, celle qui boit en cachette et dont on n'ose même pas prononcer le prénom, les histoires d'amour au bureau, le collègue qui se suicide, le spectre des licenciements (choisit-on l'heure de son départ à la retraite?). Fondées sur les compétences, sur de simples rapports sociaux ou sur les niveaux de l'organigramme, les hiérarchies sont également diagnostiquées, à l'exemple de ce personnage qui se met en position de perdante avant même d'avoir agi, et n'ose même plus interroger sa collègue alors qu'elle est perdue face à son ordinateur.
J'ai utilisé tout à l'heure l'image des fourmis, à dessein. Qui sont, en effet, tous ces personnages? Tous ont certes un drame dans leur vie. Mais l'organisation n'en a guère cure: l'auteur n'évoquera pas les conséquences du suicide de Joël. En revanche, l'échec de la télévision d'entreprise, qui aurait dû créer un lien et révéler chacun aux autres, est bien abordé. Uniquement prénommés, les personnages sont pratiquement des anonymes - comme ils ne sont guère, pour l'entreprise, que des numéros essayant de vivre un peu, entre eux, entre autres autour de la classique machine à café.
Le lien entre les solitudes? C'est aussi un thème, et l'un des paradoxes de ce petit roman: d'un côté, les individualités ne se connaissent guère entre elles, au-delà d'un petit cercle. De l'autre, l'organisation tient à créer du lien. Les couloirs qui relient les tours participent de cet élément, tout comme le service des Relations publiques, censé connaître tout le monde, ou l'esprit de famille censé régner entre les parfaits inconnus regroupés dans ces quatre tours. Et si le journal interne s'intitule "Comme chez soi", ce n'est pas un hasard, on s'en doute. Mais est-on comme chez soi lorsque la restructuration menace? Hypocrisie d'un certain management...
Un petit livre à la froideur calculée, donc, qui recrée à la perfection, au fil de chapitres brefs et précis comme un livre de sciences, l'ambiance sèche et impersonnelle des tours de bureaux. Et si les solitudes trouvent une cohérence, c'est parce que l'auteur a placé Jean, observateur privilégié et fil rouge du récit, au sein de cette organisation. Jean qui écrit, Jean qui décrit, Jean qui fait partie des meubles et qu'on oublie parfois. Jean qui pourrait être de la prochaine charrette de licenciements...
Nicole Malinconi, Au bureau, La Tour d'Aigues, L'Aube, 2010.