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En revisitant mes vieux fonds de PAL, je me suis retrouvé face à un thriller presque antique, puisque sa publication en français remonte à 1998 - autant dire une autre époque, à bien des égards. Il s'agit de "L'Ombre d'un soupçon" de Matthew Lynn, traduit par Bernard Ferry. La traduction française du titre est du reste plutôt énigmatique ou passe-partout: le titre original ("Insecurity") est nettement plus parlant.
De nos jours, Matthew Lynn est plus connu pour ses écrits sur l'économie; il a du reste publié, en décembre dernier, un ouvrage sur la crise grecque, dont la traduction allemande paraîtra à la fin de l'été. S'il excelle dans la vulgarisation économique, l'auteur se débrouille également pas mal pour monter une intrigue costaude, qui rappelle à bien des égards, par son efficacité et son rythme (rien de trop, et les ralentis sont bien placés, de même que les ellipses), ainsi que par un certain manichéisme sur fond de criminalité en col blanc, les thrillers américains qu'on voit au cinéma.
Voici l'intrigue: deux personnes jeunes et dynamiques font leur début de carrière au sein de l'entreprise pharmaceutique anglaise Kizog. Jack Borrodin est nommé assistant spécial du président, Tara Ling est une scientifique supposée découvrir le vaccin d'une maladie gravissime et épidémique, l'ator, qui ressemble à la lèpre. Deux affaires courent donc en parallèle: une OPA lancée par Kizog sur une entreprise pharmaceutique suisse et la recherche du vaccin. Mais quand on travaille tout près des sommets de la hiérarchie, on découvre des choses moins reluisantes que ce que laissent voir les rapports de gestion sur papier glacé.
L'auteur explore donc avec beaucoup d'adresse les coulisses du secteur pharmaceutique, avec en point de mire les contrefaçons de médicaments, réalisées en Europe ou dans le Tiers Monde, et les armes bactériologiques - ce qui donne assez vite une piste pour savoir d'où vient vraiment le virus de l'ator. Sur ce point, il est possible de considérer ce roman comme le représentant d'une époque qui se recherche un ennemi: la guerre froide est terminée, et les attentats du 11 septembre 2001 n'ont pas encore eu lieu, ce qui a pu donner à l'Occident l'impression d'être devenu un vainqueur sans rival. Il est à noter que la fin de la guerre froide a signifié des pertes de débouchés significatives pour les entreprises qui fabriquaient des armes bactériologiques... et cela est également présent dans ce roman.
Le lecteur goûtera aussi quelques décalages de mentalités et d'attitudes par rapport à notre époque. L'élément le plus frappant, même s'il peut paraître anecdotique, est que dans "L'Ombre d'un soupçon", on ne se gêne pas de fumer dans les bureaux. Autre élément intéressant: le fonctionnement de l'informatique. Celle-ci est encore considérée comme quelque chose d'assez mystérieux, et le lecteur est invité à retrouver l'époque où l'ADSL n'existait pas encore; du reste, dans ce thriller dont l'action se déroule vers 1993, Internet fait encore figure de chose réservée à des usages professionnels rébarbatifs - des transferts de données comptables, par exemple.
J'ai également laissé entendre que le titre "Insecurity" est particulièrement pertinent. C'est que les systèmes de sécurité qui nous sont plus ou moins familiers sont omniprésents dans ce récit: caméras de surveillance utilisées pour glaner des preuves, systèmes de codes d'accès aux portes que l'on déjoue de façon simple grâce aux empreintes digitales, cartes magnétiques, pare-feux de la sécurité informatique. Le tout crée un environnement sécuritaire qui contribue à l'ambiance inquiétante de ce thriller.
Qu'on ne se méprenne pas, toutefois: c'est un peu technique, parfois violent (le personnage de Shane est ici emblématique... et on ne s'attendrait pas à trouver de tels hommes de main dans une entreprise classique!), mais c'est aussi ultra-trépidant. Et à l'instar des scénaristes de films américains, l'auteur tisse une intrigue amoureuse entre Tara et Jack - le lecteur la sent venir grosse comme une villa, le tout étant de savoir comment les épreuves qu'ils vont subir vont définitivement les jeter dans les bras l'un de l'autre.
Matthew Lynn, L'Ombre d'un soupçon, Paris, Belfond, 1998.