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Récit historique, lu par Philippe Poisson.
Tragique destin que celui de Roger Salengro, ministre de l'Intérieur français sous Léon Blum, suicidé au terme d'une campagne de diffamation d'une rare violence! Paru en mai 2009, "L'affaire Salengro", signé Christian Blanckaert, retrace l'histoire d'un homme qui a, encore et toujours, sa rue à Saint-Etienne - on y trouve entre autres, aujourd'hui, un atelier d'artisanat sympathique et une pizzeria savoureuse aux enseignes respectives de "L'Atelier du coin" et "Le Stromboli - L'Annexe". Je connais la rue depuis longtemps; ce livre m'a permis d'en savoir plus sur l'homme qui lui a donné son nom, ce qui n'est jamais de refus quand on est curieux.
Revenons donc au livre et au personnage. On rappellera qu'il a été nommé Place Beauvau à une période troublée, caractérisée par d'innombrables et inextricables mouvements sociaux dans la mouvance de la victoire politique du Front Populaire, le 4 mai 1936. Ses talents de négociateur ont permis de démêler pas mal de choses, ce qui a débouché sur les congés payés, la semaine de 40 heures et d'autres progrès sociaux depuis longtemps attendus: dans les années 1930, la France accusait, selon l'auteur de ce livre, un retard certain en matière d'Etat social et de prise en compte des intérêts des travailleurs. Or, alors qu'il négocie, Roger Salengro est accusé d'avoir déserté pendant la Première guerre mondiale. C'est le début d'une campagne de dénigrement de grande ampleur, relayée par quelques organes particulièrement bruyants de la presse réactionnaire.
L'auteur se montre impressionniste dans son récit, qu'il développe par touches. C'est ainsi qu'il commence par dépeindre le contexte qui prévaut en France immédiatement après la Grande Guerre, montrant des ouvriers laissés sur le carreau par une époque qui progresse. Il évoque aussi un événement fondateur de la gauche française, dont les conséquences sont encore là aujourd'hui, à savoir la scission entre les communistes, aux ordres de Moscou, et un socialisme qui, à l'instar de Roger Salengro lui-même, "fera toujours passer le drapeau français devant le drapeau rouge" (p. 12). Sur de telles bases, l'auteur peut facilement dépeindre l'isolement du maire de Lille, un peu perdu entre des communistes adversaires et une droite hostile, dès lors qu'il s'agit de survivre dans le milieu inhospitalier du pouvoir national.
L'auteur use par ailleurs de recettes romanesques pour développer le portrait de Roger Salengro, surtout en parallèle avec celui qui l'a nommé ministre: Léon Blum. Le chapitre "Une invincible meurtrissure" est à cet égard emblématique, montrant, point par point, de manière quasi mécanique, les différences entre Roger Salengro, d'origine humble, arrivé à la force du poignet et de son militantisme infatigable, et Léon Blum, issu d'un milieu suffisamment favorisé pour lui avoir offert une posture raffinée et l'occasion de faire des études littéraires poussées. Lequel est, dès lors, l'homme de gauche idéal?
C'est par touches que l'auteur approche son sujet, je l'ai dit - des touches parfois dramatiques, qui dessinent le portrait littéraire d'un homme politique dont le destin préfigure celui d'autres personnalités poussées au suicide par des campagnes médiatiques (on pense, et l'auteur le cite, à Pierre Bérégovoy). S'agit-il cependant d'une chronique? Pour répondre pleinement à ce que l'on peut attendre de ce genre littéraire, quelques ancrages historiques (événements, anecdotes) auraient mérité davantage d'acuité. A défaut, le lecteur trouvera, avec "L'affaire Salengro", un bel hommage à l'homme politique, mis à mal par une situation qui a vite fini par le dépasser, à laquelle il n'était nullement préparé et qu'il a dû affronter seul, si l'on excepte quelques conseils de Léon Blum. "L'affaire Salengro" saura, je pense, séduire les nostalgiques du Front Populaire... et, plus près de nous, leurs héritiers les plus directs.
Christian Blanckaert, L'affaire Salengro, Paris, Michalon, 2009.