Alors que la
blogosphère du livre bruisse tout entière au rythme du dernier roman de Georges Flipo, "La commissaire n'aime point les vers", il est bon d'approcher d'autres proses de cet écrivain - en
l'occurrence les premières qu'il ait publiées dans un recueil rien qu'à lui. Ca s'appelle "L'Etage de Dieu", ça contient douze nouvelles "à la gloire de la libre entreprise", en particulier de
l'entreprise de vente, et ça a paru chez Jordan, à Lille, en 2006. Détail piquant: à l'instar de nombreux ouvrages de Georges Flipo, celui-ci a été primé; il a donc droit à
son bandana rouge.
Libre entreprise, disais-je... doit-on comprendre cette précision comme une antithèse, comme le suggère le prière d'insérer? Voire: le ton n'est jamais, ici, à la critique virulente des grosses
boîtes sans âme. Le plus souvent, ce sont plutôt de petits et gros travers qui sont décrits, non sans un certain sourire: un gourou qui invite des cadres à marcher sur des charbons ardents (un
classique!), un chef qui a des tics de langage, mais aussi l'héroïsme déplacé d'un vendeur aux dents longues revenu à l'état sauvage ou les manières fort littéraires d'une documentaliste pour
sauver son service et y réchauffer l'ambiance. Il arrive même que certains chefs aient un coeur, par exemple celui qui intervient dans "Casting" - bien sûr, ils savent s'en servir, ce qui fait
d'eux des gagneurs, mais quand même... Sans jamais verser dans la haine, c'est donc volontiers le côté dérisoire de l'entreprise humaine qui est mis en avant.
La nouvelle éponyme "L'Etage de Dieu" ouvre le recueil de manière exemplaire et accrocheuse. Tout commence par la description des étages d'un immeuble d'entreprise, décrits comme une
hiérarchie par l'architecture - un classique du management, également évoqué par Martina Chyba dans "2 hommes, 2 femmes, 4 névroses". Ce qui est encore plus intéressant, c'est la
manière dont le patron de l'entreprise, qui occupe le septième étage donc le septième ciel comme il se doit, est divinisé. Cela passe par le choix des mots de la nouvelle: son nom, celui de ses
anciens associés (éliminés, comme s'il s'agissait d'instaurer à tout prix un monothéisme vrai), son genre vaguement intouchable (il a un étage pour lui tout seul, avec accès privatif), etc. On
touche au sacré lorsqu'on découvre une salle cachée derrière une porte grise, dans laquelle personne ne s'aventure, sauf le grand chef. Mystère religieux... que Tanguy, jeune collaborateur qui a
les faveurs du grand patron, va transgresser en subtilisant la carte d'accès à cette salle. Résultat? La scène d'expulsion du jeune homme par le patron prend illico des allures de Genèse,
lorsqu'Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre. La carte d'accès serait-elle une pomme de discorde? Et faut-il, pour que l'homme vole vraiment de ses propres ailes, que Dieu le chasse
de son jardin? Autant de questions qu'on peut se poser en fin de nouvelle.
La trituration des champs lexicaux fait également le fond de "La maïtrise de la langue", titre ô combien équivoque... Les phrases de la femme du patron, Léa, sont sans équivoque, et
permettent de la classer parmi les séductrices sans limites. Face à elle, un certain Jacek, polonais, sait qu'il doit acquérir "la maïtrise de la langue" - française, bien sûr, qu'alliez-vous
penser là? En considérant son français pas toujours très précis, on imagine rapidement les doubles sens parfaitement gaulois que cela permet.
Les lecteurs du "Vertige des auteurs", du même écrivain, se sentiront un peu chez eux dans la nouvelle "Un écrivain est né": un collaborateur âgé se retrouve piégé à son propre mensonge, obligé
d'écrire un roman et de le publier... On retrouve là l'image de la "citadelle" où les auteurs publiés sont entrés par une porte très vite ouverte et très vite refermée, et l'on reconnaît les
coups du sort qui peuvent frapper l'écrivain: les éditeurs qui répondent de manière aussi diversifiée que négative, et un oubli malencontreux qui fait passer l'auteur à côté du livre de sa vie.
Le portrait des personnages qui hantent ce récit est dominé par la tendresse, jusqu'au décès. Et pour les habitués, reste peut-être le goût du "Vertige des auteurs" en version baby.
Du bon, donc! Quelques scènes vues sont particulièrement réalistes, par exemple celle des informaticiens qui gèrent (ou pas) leur panne quotidienne. Il y a aussi de nombreuses formules bien
trouvées, des phrases habiles qui racontent des histoires qu'on dévore, parfois plus denses qu'il n'y paraît. Livre rare désormais, mais livre à découvrir!
Et... à quand les palmes académiques pour
Georges Flipo?
Georges Flipo, L'Etage de Dieu, Lille, Jordan Editions, 2006.
Le blog de l'auteur: http://georges-flipo-auteur.over-blog.com/
En particulier, d'autres billets ici: http://georges-flipo-auteur.over-blog.com/article-18319011-6.html