Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Chroniqueur littéraire, blogueur, écrivain, Jean-Louis Kuffer fait actuellement partie des personnalités en vue du monde
suisse romand des lettres. Son livre "L'ambassade du Papillon" dressait du microcosme des écrivains romands un portrait mordant. C'est cependant une autre veine qu'il explore avec "Le Maître
des couleurs", recueil de nouvelles au sens fort du terme, publié aux éditions Bernard Campiche en octobre 2001.
Recueil au sens fort, c'est peu de le dire: l'auteur regroupe ici onze textes qui, certes, peuvent se lire de manière autonome comme des nouvelles à part entière. Mais chaque récit a pour point commun d'avoir une attache, décor ou personnages, avec un quartier, celui des Oiseaux, avec ses tragédies du quotidien ou de l'exceptionnel (l'ombre d'un certain O., bien réel hélas, plane ici), ses petits bonheurs et ses actes d'humanité forte (je pense ici au "Violon du treizième", que vous pouvez lire ici). Ce lieu qui abrite ses péripéties avec discrétion pourrait se trouver dans une ville romande de taille moyenne - on pense à Lausanne. Du point de vue de la construction du recueil, le lecteur aura donc presque l'impression de lire un roman par modules.
Cette unité de lieu (avec cependant un excursus en Egypte, mais ce sont des personnages du quartier qui se baladent) n'empêche pas l'auteur de jouer avec le style. Certes, celui-ci est dominé par une écriture travaillée dans la sobriété, aux phrases bien balancées, où les dialogues sont rares et les grandes envolées quasi inexistantes. Sur cette base, il sait cependant jouer avec les mots de ses personnages - des hommes et des femmes, des jeunes et des aînés - qui s'expriment le plus souvent à la première personne, sur le ton de la confession. Ainsi avons-nous un employé d'assurances aux phrases proprettes et tirées au cordeau ("Le Maître des couleurs"), un père socialiste resté accroché aux valeurs d'autrefois qui ne comprend pas son fils devenu acteur d'une Helvétie qui s'autoflagelle ("Swiss Parade"), un homme dans la force de l'âge qui aime qu'on le lange ("Vue sur la mer", qui met en lumière le fait que même les personnes qui s'affichent comme étant les plus tolérantes ont leurs blocages), etc.
L'actualité de l'époque est présente dans cet ouvrage. J'ai signalé l'affaire O. plus haut. Quelques clins d'oeil appuyés à une certaine Suisse apparaissent aussi dans "Swiss Parade": autoflagellation, volonté de cacher ce qui devrait faire la fierté du pays (symbolisée par une exposition de livres suisses emballés de manière identique et opaque), figure de Carlottina Rost qui masque à peine celle de l'artiste suisse de renom international Pipilotti Rist - une figure qui rappelle l'Exposition nationale de 2002, une exposition où l'on avait oublié, dans un premier temps, les drapeaux suisses... sur ce point, la fiction rejoint soudain le réel. Il y a aussi une vision d'une certaine télévision dont le seul but semble de faire trébucher les invités ("Fax Fluo") - or, le début des années 2000, c'étaient aussi les premières versions de "Big Brother"...
Certes, la peinture du milieu littéraire est surtout au programme de "L'ambassade du Papillon"; mais la nouvelle "Au Niveau du Groupe" permet également à l'auteur d'évoquer certaine monitrice d'atelier d'écriture par trop engoncée dans ses schémas, et déstabilisée par un écrivain qui refuse qu'on l'enferme dans un système, dans un thème - là non plus, comme en écho à "Vue sur la mer", la tolérance n'est pas facile. Le lecteur se voit ainsi offrir une série de onze nouvelles aux couleurs diverses et maîtrisées, à déguster avec joie... et à méditer lorsque le besoin s'en fait sentir, parce que la profondeur est toujours là, tapie derrière des histoires apparemment quotidiennes et parfois banales.
Jean-Louis Kuffer, Le Maître des couleurs, Orbe, Bernard Campiche, 2001.