Lu dans le cadre des défis Premier roman et Littérature suisse.
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"Fisch sucht Fahrrad", tel était le slogan d'une agence de rencontres active à Berlin au temps où j'y traînais mes basques. Et des rencontres à Berlin, de toutes sortes, il y en a aussi à la pelle dans "Un été de trop", premier roman d'Isabelle Aeschlimann, qui sort ces jours-ci. La capitale allemande y est propice à développer un jeu de tango où les personnages avancent, reculent, hésitent, tombent dans les bras les uns des autres ou se repoussent avec violence, au gré des encouragements et obstacles. Et l'une des forces de ce premier roman est que, plutôt que d'être l'étalage tous azimuts du savoir-faire de l'auteur, il se concentre sur une poignée d'aspects et s'y tient. Un signe de maturité de son auteur!
L'observation des êtres avant tout
La clé de "Un été de trop" réside dans l'acuité de l'observation des êtres. L'auteur y excelle et, papillonnant d'un personnage à l'autre, abonde dans la description du langage corporel. Il en dit souvent plus long que les dialogues: un regard, un décolleté de femme qui bâille, un jeune homme qui reste délibérément torse nu face à une dame dans une chambre d'hôtel, un maquillage que l'on refait rapidement pour complaire à un chef ou séduire un collègue, la manière de donner un baiser. Cela installe une ambiance de sensualité quasi permanente et captivante - sur fond d'interdictions, essentiellement sociales car liées à l'âge ou aux liens du mariage: le moteur du récit réside dans le personnage d'Emilie Roche, jeune femme neuchâteloise qui se retrouve à travailler à Berlin, dans la même entreprise que celle où est occupé l'homme dans la famille duquel elle a été fille au pair huit ans auparavant. Ce qui ravive des feux amoureux mal éteints.
Le cadre berlinois est parfait pour faire évoluer de telles relations dans un esprit globalement décontracté face au flirt, y compris, étonnamment, dans le milieu professionnel - ce qui permet à l'auteur de dépeindre avec finesse des dynamiques de groupes, avec ses leaders et ses dominés, dans des situations diverses: bars, tournoi de beach-volley, fête entre collègues/amis où les codes professionnels se brouillent, etc. Les jeux interpersonnels, complexes, sont maîtrisés avec virtuosité tout au long du roman.
Berlin, de plus en plus précise
En dehors de la peinture de ses habitants et de leurs mentalités, la ville de Berlin paraît peu palpable au début, même si elle constitue le décor du récit. En particulier, ses bars et établissements publics paraissent assez interchangeables, alors que les restaurants munichois visités lors d'un séminaire professionnel (le Tantris, par exemple) sont nommés - ce qui leur donne davantage de corps, paradoxalement.
Mais peu à peu, l'auteur trouve des lieux et leur donne un sens, à l'exemple du restaurant de la Fernsehturm, nommé pour une fois, où Emilie et Egon partagent un moment d'émotion avec vue sur la ville. Cela, sans oublier l'évocation des lieux que tout le monde connaît peu ou prou: la Gedächtniskirche, la porte de Brandebourg et Unter den Linden, la colonne de la Victoire, l'ambassade de Suisse à Berlin même - un bâtiment dont, soit dit en passant, l'architecture avait fait débat après sa réfection à la toute fin du siècle dernier.
Une temporalité exacte
Le réalisme va jusqu'à des éléments suffisamment précis pour dater le roman. Ainsi sait-on que le chef d'orchestre Eliahu Inbal, qu'Emilie va écouter avec Egon, a 65 ans au moment du roman, et qu'il est alors chef titulaire du Berliner Sinfonieorchester. Ce qui nous ramène à 2001. Une époque où, sans doute aussi, il était encore possible et socialement admis de fumer dans les chambres d'hôtel...
L'auteur exploite quelque peu les possibilités rythmiques qu'offre la prose. Cela permet de tenir le lecteur en haleine durant des moments clés de la narration, par exemple lorsqu'Emilie et Markus se croisent sans se voir à l'aéroport de Tegel - le jeu de ralenti est habile ici.
"Un été de trop" est un premier roman urbain accrocheur qui fonctionne, donc, et donne envie au lecteur d'aller au bout, jusqu'à un final qui, sans vouloir en dévoiler trop, est ouvert comme la nouvelle vie qui commence pour certains personnages, à distance de certaines conventions sociales. Il est à noter que l'incipit du roman dit "Cette fois c'est la fin", ce qui peut donner une indication sur certains déchirements et aboutissements dans un récit qui tient de la peinture bien observée des moeurs actuelles. Espérons toutefois qu'elle n'annonce pas la fin de la carrière littéraire de l'auteur! C'est une plume à suivre, avec plaisir.
Isabelle Aeschlimann, Un été de trop, Lausanne, Plaisir de lire, 2012.