Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Lu dans le cadre des défis Giro in Italia et Challenge
nécrophile.
La Sérénissime, cité des doges, Venise donc, peut s'enorgueillir d'avoir eu plus d'un auteur à l'avoir magnifiée avec succès à
travers ses écrits. Au dix-neuvième siècle, l'écrivain Ippolito Nievo (1831-1861) met en scène, dans son roman "Un ange de bonté", des intrigues qui trouvent leur place entre Venise,
Mestre et les environs. Mêlant burlesque et romanesque avec une adresse consommée, l'auteur, décédé dans un naufrage en Méditerranée, se pose, en dépit de sa jeunesse, comme l'un des grands
écrivains du Risorgimento avec Giacomo Leopardi et Alessandro Manzoni (dont Ippolito Nievo revendique la paternité, en empruntant modestement, en l'assumant presque à la manière d'un hommage,
quelques petites idées à ses "Fiancés").
C'est autour du personnage de Morosina que le récit de "Un ange de bonté" s'articule. Morosina est présentée comme un être d'une bonté extraordinaire, qui tranche avec son entourage. Le contraste est donné dès le premier chapitre, où elle s'avise de jouer des pièces tristes au clavecin à l'occasion d'une fête, alors qu'elle vient de sortir du couvent où se déroula son instruction. Musique déplacée? C'est qu'elle-même ne se sent pas à sa place dans ce milieu mondain, qui permet à l'auteur de présenter certains de ses personnages, à la manière d'une scène d'exposition. Et jusqu'au bout de l'histoire, Morosina sera la rédemptrice des quelques hommes qui l'entoureront et, pour deux d'entre eux, qui partageront sa vie: le vieillard Formiani, puis Celio, l'homme qu'elle aime, tous deux des intrigants qu'elle ramène dans le droit chemin par son exemple.
Cette fête suggère l'un des grands axes du récit, qui est celui de la peinture des moeurs de la Venise de la fin du dix-huitième siècle. L'auteur perçoit la société de ce temps comme décadente. On retrouve dans cette peinture certains traits du roman libertin à la française. Mais plutôt que l'intrigue amoureuse (même s'il y a des choses bizarres parfois, et quelques scènes romanesques en gondoles les laissent deviner, sans jamais verser dans le scabreux), c'est l'intrigue politique et la corruption que l'auteur déplore, n'hésitant pas à expliquer de quoi il veut parler à l'aide d'exemples: arrestations arbitraires, détention d'innocents, prébendes accordées par copinage, fausse mendicité, clientélisme, etc.
En contrepoint à ce portrait pessimiste de la société vénitienne, l'auteur place à de multiples reprises des épisodes burlesques, drôles, parfois révélateurs. On sourit par exemple à l'évocation de tel notable suspendant des jambons dans un escalier, à tels papiers ultra-importants compissés par accident par un chien, ou au portrait haut en couleur du notaire Chirichillo (chapitre 2), qui croit en la réincarnation et raconte ses vies passées à qui veut les entendre. Sans compter le gag récurrent du poète qui récite ses vers à son maître, qui s'endort invariablement - s'immisçant dans le récit, l'auteur de "Un ange de bonté" déconseillera à toute personne l'achat du recueil de ce poète, traçant ainsi, pour faire vrai, un pont entre la réalité du lecteur et celle du roman. Enfin, l'art des dialogues et des sous-entendus qu'ils peuvent receler n'a pas de secret pour l'auteur, on le comprend dès le premier chapitre.
Il y a enfin un certain mysticisme qui perce tout au long du récit - mysticisme oriental (l'auteur s'intéresse à l'Orient et ne s'en cache pas) avec ces histoires de métempsycoses, mais aussi mysticisme chrétien, suggéré dès le titre du roman, et appuyé par l'image de sainte que renvoie Morosina. Le burlesque n'est jamais loin, on l'a compris: qui sont vraiment les "diableteaux" qui viennent agiter la perruque de Chirichillo alors qu'il assiste à la messe?
Tout cela est rendu avec beaucoup d'adresse par le traducteur, Yves Branca. Allant plus loin que la simple restitution d'un sens, il a fait un effort stylistique important, recréant à la manière d'un pastiche certains archaïsmes et régionalismes utilisés par l'auteur, n'hésitant pas à reprendre certains mots latins ou italiens présents dans le texte d'origine. Cela donne à l'ensemble une saveur particulière, parfaitement en phase avec le temps de l'intrigue. Ajoutée au goût intrinsèque à l'intrigue, cela fait de ce livre un petit délice, à goûter sans modération... éventuellement avec un verre de vin de Conegliano à la main, comme le fait le bailli en fin de récit.
Ippolito Nievo, Un ange de bonté, Genève, Zoé, 2008. Traduction d'Yves Branca.