Petite confidence en préambule de ce billet: l'auteur du livre que je
m'apprête à chroniquer a été, durant mes années d'université, mon professeur de russe. Depuis, Michail Maiatsky, auteur russe et suisse, a fait son chemin, enseignant à Fribourg, puis
Lausanne, après un détour par Paris où il a écrit un étonnant petit ouvrage intitulé "Europe-les-Bains". Etonnant? Philosophe d'origine russe, l'auteur frappe en effet là où on ne l'attend pas,
en défendant, au fil de chroniques caustiques, un projet européen pour le moins audacieux.
Quel projet? Transformer l'Europe fatiguée que nous connaissons en un vaste parc balnéo-culturel - la capitale mondiale du tourisme. L'idée séduit, à une époque où l'industrialisation est finie... mais elle peut aussi secouer le lecteur. Cela, d'autant plus que l'auteur prête aux Européens des travers peu glorieux: devenus peu travailleurs, ils préfèrent désormais se consacrer à des activités culturelles et créatrices (écrire des romans, pratiquer l'art en amateur), voire à eux-mêmes - préférant finalement l'oisiveté (au sens latin d'"otium", ou grec de "scholê", qui signifie d'abord "temps libre", puis "temps libéré pour autre chose") à l'activité rémunératrice, mercenaire.
Un travers, vraiment? L'auteur suggère que cette position est finalement l'héritage d'une Antiquité où ceux qui le pouvaient s'extrayaient de toute forme de travail rémunérateur ou productif - laissant cela aux esclaves. Or, interroge l'auteur, l'Européen n'a-t-il pas érigé en nouveaux esclaves les travailleurs de pays émergents tels que la Chine? Quitte à leur céder une place prépondérante en matière de production: "Les stratégies peuvent varier, mais ont en commun de dissimuler ce terrible secret: l'Europe occupe désormais une place périphérique dans la production mondiale", affirme l'auteur (p. 8). Cette renonciation à l'activité de production va loin: non sans malice, l'auteur relève que les anciens lieux de production industrielle sont devenus des lieux culturels, tout en conservant un nom qui rappelle leur affectation industrielle première ("La Manufacture", "L'Usine", "Le Bâtiment des Forces Motrices", etc.).
L'auteur considère par ailleurs que la société des loisirs qui s'est mise en place a permis l'émergence de l'"aviator mundi", dérivé moderne de l'immémorial "viator mundi", pèlerin du monde - une figure européenne de toujours, ainsi revisitée à l'aune du tourisme. Un tourisme qui ne devrait pas s'appeler ainsi, tant la figure du touriste s'est dévalorisée. Reste que le voyageur se balade toujours à la recherche d'authenticité, et peu importe, dès lors, que celle-ci soit recréée à son seul profit par les populations locales. Surtout qu'il a le temps de flâner...
Alors, faire de l'Europe, vieillissante, fatiguée, peu désireuse de se réindustrialiser en somme, et en proie à ses crises successives, un vaste musée où l'on se balade et où l'on s'oublie? Aller jusqu'au bout, faire émerger une civilisation de l'"otium" et inviter le monde entier à venir découvrir les beautés du Vieux Continent, fussent-elles partiellement en carton-pâte? L'auteur invite en tout cas le continent à prendre complètement un virage qui soit en phase avec l'idée qu'il se fait de l'identité européenne, formée au creuset de la philosophie et de la culture antiques. Ces éléments marquent une réflexion qui, si elle a été mise sur papier avant les crises successives qui tourneboulent le monde depuis l'été 2008, conserve toute son actualité et invite le lecteur à s'interroger sur sa manière de vivre. Quitte à l'inviter à prendre lui aussi un virage, à prendre du recul...
Michail Maiatsky, Europe-les-Bains, Paris, Michalon, 2007. Traduit du russe par Valérie Pozner, en collaboration avec l'auteur.
Lu dans le cadre du défi "Littérature suisse".