Martin Suter est-il un écrivain? Et si ce n'était
pas le cas? L'auteur suisse alémanique, dont les romans sont régulièrement traduits en français, est ces temps-ci au coeur d'une
controverse lancée par Ulrich Greiner. Chroniqueur littéraire auprès du journal allemand "Die Zeit", il vient de lancer un pavé dans la mare en déclarant, dans un article, que Martin Suter
n'est pas un écrivain - selon ses critères, bien sûr: un écrivain doit "maîtriser l'art de s'approprier et de s'imposer" (traduction: "La Liberté", qui
relayait l'affaire le 22 janvier 2011).
Quand la presse allemande s'en mêle...
Cela peut paraître creux dit comme ça, mais creusons. L'article s'attaque en particulier aux descriptions que Martin Suter place dans son dernier opus, "Der Fluch der Libelle". Des descriptions où les personnages se ressemblent, où certains éléments sont perçus comme inutiles ou creux par le critique - pourquoi, selon lui, faut-il donc préciser que des trains à caisses inclinables circulent sur la ligne du Pied du Jura, si ce n'est pour expliquer un éventuel malaise d'un personnage? Et est-il indispensable de préciser que les spots sont des éclairages mobiles fixés sur des rails?
Personnellement, je considère que ces deux exemples, choisis parmi de nombreux autres que le critique explicite assez peu (il préfère user d'une tonalité de connivence sur l'air du "on se comprend, hein!"), sont pour le moins contestables quant à leur pertinence. Des spots sur des rails? Eh oui: certains sont placés sur des pincettes. Tout au plus était-il dispensable de préciser qu'ils sont orientables... et encore. Quant au train à caisses inclinables (ICN), ce n'est certes pas le détail le plus frappant de ce type de véhicule lorsqu'on l'observe circuler; mais force est de constater qu'il fait partie du paysage de la région des Trois-Lacs. Ainsi l'auteur crée-t-il, dans une certaine mesure, un effet de réel typiquement suisse...
... et devance-t-il le reproche que lui fait le critique de n'être pas assez "suisse", de trop concéder au style allemand d'écriture. La belle affaire! Le débat fait rage depuis des décennies dans une Suisse romande coincée entre l'impératif parisien et la contrainte montagnarde. Côté alémanique, on pourrait répliquer au critique que Martin Suter a choisi son camp, et que c'est dans l'ordre des choses. Peintre par ailleurs de milieux souvent aisés et urbains, éventuellement en phase avec l'internationalité, il lui a sans doute paru plus pertinent d'utiliser un allemand standard, éloigné du dialecte qu'on peut entendre partout à l'est de la Sarine ou de la langue de Goethe telle que les Suisses alémaniques, dialectophones, la pratiquent dans le cadre d'un phénomène de diglossie. Cela participe certes d'une démarche de convention; mais faut-il à tout prix exiger des Suisses qu'ils parlent suisse?
Faut-il par ailleurs, pour être un écrivain, être un adepte du style alambiqué et des phrases à tiroirs? Le critique de Martin Suter reproche à ce dernier d'abuser de phrases simples, systématiquement dépourvues de subordonnées. Comme dans le récit de la Création du monde tel que relaté par la Bible (Genèse), a relevé un commentateur dans le cadre du débat.
... un média alémanique riposte
Un tel article n'est pas passé
inaperçu. Le débat fait rage sur les sites des journaux, attirant des centaines de commentaires soutenant Martin Suter. Et dans un article d'opinion publié par le "Tages-Anzeiger", Michèle Binswanger met la polémique en
contexte (longuement sous-évalué, Martin Suter est soudain systématiquement porté aux nues par la critique) et relaie la question d'Ulrich Greiner en se demandant si l'art doit, pour
être vraiment de l'art (et, en l'occurrence, de la littérature), être élitaire. Le débat n'est certes pas clos: d'un côté, une vision extensive à la Jack Lang pourrait poser que "tout ce qui
est écrit est littérature", du mode d'emploi de votre toaster jusqu'à une tragédie de Racine. Une vision restrictive, au contraire, pourrait effectivement imposer cet impératif d'élitisme en
décrétant que l'art doit élever, n'être accessible qu'à un petit cercle de "happy few" sachant lire autre chose que des polars et ne pas flatter les bas instincts par des effets faciles.
Résultat: poussant le raisonnement jusqu'à l'absurde, Michèle Binswanger conclut que Goethe, qui a de nombreux lecteurs, devient suspect...
Mais ce dernier débat a-t-il vraiment lieu d'être? Si l'on y réfléchit bien, il est assez vain d'opposer grand art et grand public. Certes, la littérature a besoin d'une avant-garde qui ouvre de nouvelles pistes pour dire le monde et d'auteurs de plus grande diffusion qui s'approprieront leurs Mais il est aussi déjà arrivé par le passé, et il arrive encore régulièrement aujourd'hui, que d'excellents écrivains, aux qualités reconnues par la critique la plus pointue et la plus exigeante, trouve également grâce aux yeux d'un vaste public. Qu'on pense à Victor Hugo, largement étudié aujourd'hui et très lu de son vivant. Qu'on pense aussi aux lauréats des grands prix littéraires de l'automne: suffisamment populaires pour séduire un grand nombre de lecteurs, ils sont souvent assez intellos également pour valoriser celui qui les lit, celui qui les offre, celui qui les reçoit et celui qui les commente dans la presse, tout en prenant une option sur des lecteurs futurs. Stupéfiante synthèse, non? Cela, tout en dérangeant, en émouvant, en interpellant, en témoignant, en faisant évoluer les regards...
Là réside peut-être un des traits caractéristiques du génie, parmi d'autres: parvenir à créer une oeuvre suffisamment riche pour qu'elle parle au plus grand nombre tout en offrant de quoi se nourrir à un public plus exigeant de lecteurs - cela, tout en étant un témoignage décisif du temps de l'écrivain. Et l'avenir décidera, ponctuellement, ce qui méritera de passer à la postérité.