Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
C’est avec « Tous les hommes en sont fous » – un titre emprunté à
Théophile Gautier – que Jean d’Ormesson poursuit sa trilogie « Le Vent du soir ». Paru en 1986, ce roman précise le projet de l’auteur en ciblant essentiellement la destinée de deux
familles appelées à un destin présenté comme exceptionnel : les Romero, venus d’Amérique du Sud, et les O’Shaughnessy, qui ont leur base au château écossais de Glangowness. Ce roman fait
suite à « Le Vent du soir », que nous avons déjà eu l’occasion de
commenter sur le présent blog il y a quelques semaines.
Par rapport au premier volume de la trilogie, le lecteur va se retrouver dans une situation à la fois connue et nouvelle. Certes, il va retrouver une belle brochette de personnages qu’il connaît, ou du moins qu’il a vu évoluer peu à peu ; cette évolution se prolonge dans ce roman, qui commence au lendemain de la Grande Guerre et s’achève en pleine guerre d’Espagne. Ce côté évolutif est souligné, en écho, par l’importance que l’auteur accorde aux familles, à leur déterminisme et, plus généralement, au poids de la généalogie sur la descendance. Les sœurs O’Shaughnessy sont ainsi présentées comme des filles à scandale, irrésistibles, libres de mœurs, ce qui paraît moderne ; mais ne sont-elles pas, finalement, le fruit d’une famille issue, entre autres, des amours adultérines de Giuseppe Verdi et de Marie de Cossigny ? Dans le même ordre d’idées, la généalogie des Romero, pétrie de sangs latin, africain et juif, présente également un métissage inédit.
Le déterminisme familial rend utile, dans cette ample saga, un schéma généalogique des familles mises en présence. Le lecteur de « Tous les hommes en sont fous » pourra donc regretter que l’éditeur n’ait pas jugé bon d’adjoindre à ce roman un quelconque schéma. Celui-ci se trouve dans « Le Vent du soir »... Cela, d’autant plus que « Tous les hommes en sont fous » recèle des cartes abstruses des voyages des personnages principaux. Simple lecteur, je me suis laissé embarquer par le récit, sans forcément rechercher les périples des personnages sur un plan ; cela dit, personne, dans le tome deux de la trilogie, n’est passé par le lac Nahuel Huapi, ni par Aden, ni par le Népal. L’éditeur invite donc le lecteur à tout lire et à tout avoir chez lui... quitte à sacrifier un peu l’unité d’un roman qui, dans l’absolu, devrait se suffire à lui-même ici aussi.
Reste que d’un roman à l’autre, l’auteur sait s’adapter. « Le Vent du soir », on s’en souvient, se distingue par cette démarche tout ormessionnienne qui consiste à mettre ensemble des pièces de puzzle que rien, apparemment, ne rapproche a priori : histoires de l’un ou de l’autre personnage, éléments d’érudition et de mise en contexte. Construit en sept parties, « Tous les hommes en sont fous » se distingue ici par un resserrement de l’action : apportant son lot de rebondissements romanesques ou amoureux, chaque partie offre une relative unité d’action et se déroule durant une période et en des lieux bien délimités. Le tout est compris dans le cadre plus large de l’entre-deux-guerres et des années folles. Une conception plus aisée à suivre, nettement plus linéaire – mais qui n’interdit pas à l’auteur ce jeu caractéristique de l’érudition souriante, de l’anecdote propice à la mise en contexte et, bien sûr, de la narration – celle-ci se présentant pour ainsi dire comme un bijou placé dans l’écrin de l’Histoire.
Et naturellement, l’auteur excelle à marier l’histoire réelle et son propre univers, qu’il imagine en puisant au besoin dans le réservoir inépuisable que constituent les grands écrivains. Ce qui est intéressant dans une telle démarche, c’est évidemment la zone grise, celle où le lecteur ne sait plus s’il est dans l’histoire réelle ou dans ce qu’imagine l’écrivain. L’auteur joue sur de nombreux éléments anecdotiques que le lecteur ne prendra jamais, on s’en doute, le temps de contrôler : qui ira, par exemple, vérifier que l’un des Romero est un coureur automobile coté ? Qui imaginera que Vanessa O’Shaughnessy a brièvement été la maîtresse de Rudolf Hess ? Et qui ira vérifier que Winston Churchill est un habitué du château de Glangowness ? Et puis, ce château écossais à l’architecture gothique existe-t-il en définitive ?
Le narrateur joue dans ce contexte un jeu de masques habile. Est-il vraiment Jean d’Ormesson ou est-il ce « Jean des Ombres » rebaptisé Jean Plessis-Vaudreuil ? « Tous les hommes en sont fous » est ainsi fait que son narrateur est à la fois le Jean d’Ormesson réel que nous connaissons et un personnage qui a réellement côtoyé ses personnages, qui a voyagé avec eux sur les houles de la mer Egée ou sous les arbres de Central Park, qui s’est enivré avec les hommes et a couché avec les femmes (enfin, surtout avec Pandora...). A la fois bonhomme réel et personnage de roman, Jean Plessis-Vaudreuil, amant de Pandora donc connaisseur intime de l’univers qu’il dépeint, constitue donc, par excellence, le pivot qui fait basculer le lecteur, de manière suffisamment adroite pour lui permettre de se laisser aller, entre la réalité qu’il vit et celle du roman.
Ecrit bien après les événements relatés, « Tous les hommes en sont fous » baigne dans une ambiance nostalgique soulignée par les nombreux rappels à l’histoire réelle, grande ou petite. Ainsi se rencontrent, au fil des pages, Georges Auric et Adolf Hitler, Ilya Ehrenbourg et Alla Nazimova. Observateur sagace, l’auteur fait ainsi vivre tout un univers, à la fois éminemment réaliste et profondément personnel. Injectant ses propres personnages dans la grande histoire, il laisse entendre que quelque part, il en est l’instigateur. N’est-ce pas finalement, pour un écrivain, une excellente manière de montrer à son lectorat qu’il est capable de dépeindre le monde et, ligne après ligne, d’en dicter la destinée ?
Lu dans le cadre du Défi des Mille.
Jean d’Ormesson, Tous les hommes en sont fous, Paris, Lattès, 1986.