Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Lu par Dr Orlof, Emmanuel F., Wodka.
C'est à un roman dense et prenant que Giorgio Bassani invite son lectorat avec "Le Héron", intense récit d'une journée de la vie d'un Italien juif nommé Edgardo Limentani. Journée presque banale: le personnage va se faire une journée de chasse dans la campagne, non loin de Ferrare, ville clé dans l'oeuvre de cet écrivain italien.
On perçoit chez le romancier une envie de tout dire, tout sur une vie de rien, avec un personnage très ordinaire. Et le lecteur a envie d'être observateur avec lui. Les détails de cette vie sont minutieusement observés: le petit déjeuner, la marque du réveil, de la montre et des armes de chasse de Limentani, le voyage en voiture (une Aprilia), le retard, l'arrêt chez un cafetier. L'observation est aiguë aussi pour ce qui concerne les relations interpersonnelles, toujours en demi-teintes jamais franches, mêlées de rancoeur: l'épouse qu'il n'aime plus guère, la mère avec laquelle il faut bien vivre, et ce cafetier à l'amabilité trop éclatante, avec lequel il faut bien composer.
Tout montrer, enfin, c'est aussi évoquer le contexte de l'Italie d'après-guerre, encore marquée par le fascisme qui oblitère les relations interpersonnelles, mais où l'on voit aussi apparaître, en arrière-plan, un certain Alcide De Gasperi et où les communistes vont leur chemin. Un journal découpé pour servir de papier de toilettes montre une actualité en morceaux. Comme devait sans doute l'être l'Italie en 1947.
Et puis il y a la chasse, marquée par le manque de motivation de Limentani, qui semble parfaitement amorphe alors qu'à côté, son confrère descend de nombreux oiseaux. C'est là que se trouve la scène clé du roman, où Limentani tire sur un oiseau, le blesse: c'est un héron. Edgardo voit alors la mort en face, et laisse au lecteur l'impression que c'est sa mort, sociale ou physique, qu'il voit. Limentani se sent inutile, incapable et sans courage, et vit un vide existentiel qu'il reconnaît dans ce héron juste bon à être naturalisé. L'auteur ne manque pas d'insister sur cet épisode, et en particulier sur l'oiseau. Dès lors, Limentani va être taraudé par la tentation du suicide, qu'il imagine assez complexe.
On peut évidemment s'étonner que le personnage principal, déterminé à se donner la mort, prenne la peine de rentrer chez lui, d'aller rendre une visite à des connaissances et même d'aller manger chez cet aubergiste qu'il n'aime guère. On peut voir ce voyage retour comme une manière de régler ses affaires terrestres, par exemple en cédant ses prises de chasse à l'aubergiste. C'est aussi un temps de vie halluciné, imprégné par l'alcool, où soudain, l'auteur traverse sans cesse la frontière poreuse entre le rêve et le réel. Rêvée ou réelle, par exemple, la scène où la prostituée se trouve dans la chambre que Limentani a prise chez l'aubergiste pour décuiter durant quelques heures est emblématique du manque d'appétit de vivre de Limentani, pas du tout excité par les avances non désirées de la fille.
"Bonne nuit": c'est sur une fin ouverte à la terrible ambiguïté que s'achève "Le Héron", qui laisse le lecteur répondre à la question de la nature de la "bonne nuit" en question pour Edgardo. Le lecteur, justement, viendra de vivre avec ce roman fort une sorte de "folle journée" de l'ordinaire, marquée par de nombreux épisodes, tenant à peine dans une journée mais qui, tous, revêtent un caractère dérisoire, à peine mémorable.
Giorgio Bassani, Le Héron, Paris, Gallimard/L'Imaginaire, 2005, traduction de Michel Arnaud.