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Défi Premier roman.
Il y a comme ça des livres qu'on lâche difficilement et qu'on quitte à regret. "Les bonnes moeurs", premier roman de Timothée Gaget, est de ceux-ci. Au travers de personnages hauts en couleur, il dépeint avec une ironie mordante, voire furieuse, les modes de vie de Français différents mais obligés de se frotter - quitte à ce que cela fasse des étincelles.
Roman d'apprentissage, entre autres...
C'est autour du personnage de Tristan que se cristallisent les contradictions de notre monde. Il s'agit en effet d'une figure écartelée entre le monde des affaires et du travail à la parisienne, où les salaires sont bons, mais où l'on travaille énormément. Un peu de sexe, beaucoup d'alcool, encore plus d'argent, et ça passe. Mais une mission en Sologne, accueillie comme un punition, permet au narrateur, Tristan donc, de trouver d'autres voies, d'autres raisons d'être à son existence. Des raisons plus proches de ses racines, peut-être, au contact de son grand-père, au château de Valbrun.
Avons-nous donc affaire à un roman d'apprentissage? Il y a de ça, tant il est vrai que le narrateur, nihiliste convaincu, finit par se trouver une cause à défendre en Sologne: lutter contre l'amputation du domaine qui entoure le château de Valbrun. Alors certes, Tristan boit tout autant en début qu'en fin de roman. Mais par ailleurs, l'impression demeure qu'il a quand même mûri, qu'il a su dépasser certains préjugés sur ce qui est, quand même, sa famille et son terreau natals. Un univers que tout le monde n'apprécie pas: la vieille noblesse, catholique, sans doute lectrice de sites Internet de "réinformation" bien marqués à droite. L'appel de la forêt sera finalement le plus fort...
La peinture exacte d'un microcosme
Sous ce prétexte d'apprentissage, l'auteur offre un portrait exact, lucide aussi, d'un certain monde. Disons-le d'emblée: entre chasses homériques aux tableaux appétissants et châteaux impossibles à entretenir si ce n'est au prix de chimères, impossible de ne pas penser aux "Aristocrates", roman de Michel de Saint-Pierre (1954, Grand Prix du roman de l'Académie française en 1955) - ne serait-ce que par le nom de la propriété: du Maubrun des "Aristocrates" au Valbrun des "Bonnes moeurs", il n'y a qu'un pas! Du coup, les parties de tennis disputées entre amis résonnent elles aussi comme un écho lointain à telle nouvelle que Michel de Saint-Pierre a consacrée à ce sport, par exemple dans "Dieu vous garde des femmes".
Les convictions du microcosme à l'ancienne cerné par l'écrivain sont dessinées avec précision, dans le souci de montrer ses faiblesses mais aussi ses forces, comme le démontre le débat entre le châtelain, Bon-Papa, et Bouvier, figure d'autorité politique chargée de l'expropriation - et de l'amputation d'un territoire de chasse. Le camp de Bouvier est du reste dépeint avec tout autant de mordant; l'auteur excelle à faire de ce personnage un manipulateur, capable de faire appel aux grands sentiments pour imposer un projet pas forcément populaire de centre de rééducation pour les gens en délicatesse avec la justice - quitte à désinformer. Point de manichéisme donc... mais en nommant "Bouvier" le principal champion de ce projet de centre, l'auteur ne suggère-t-il pas que ceux qui le suivent son des boeufs?
Exact, l'auteur sait aussi l'être lorsqu'il s'agit d'illustrer les chasses à courre. Par-delà les arguments favorables ou non à ce type d'activité (tous sont là), l'auteur réserve à cette activité l'une des plus belles scènes de son roman. Beauté qui doit à l'humanité tourmentée de Tristan, qui se demande un peu ce qu'il fait là mais finit par apprécier, mais aussi à l'exactitude quasi naturaliste des termes utilisés: qu'on le veuille ou non, on s'y croit, et peut-être même que l'on s'y plaît.
Une vivante galerie de personnages
Enfin, tout cela serait fort édifiant mais un peu froid s'il n'y avait les personnages... Autour de Tristan, gravite une belle brochette de cinglés. Difficile de ne pas penser à Gaston Lagaffe, par exemple, en voyant l'ami Evariste, l'éternel optimiste anglais qui bricole ses mécaniques dans un château proche de Valbrun. Par ailleurs, des figures comme Tancrède figurent un univers de jeunes gens riches, avec des problèmes de riches volontiers caricaturés, avec délices. Cela, sans oublier les filles, comme cette avocate qui aime qu'on lui urine dessus, l'inoubliable Margaux qui joue du violoncelle ou Bathilde, la cousine sage aux penchants lesbiens inavoués, obsession impossible de Tristan. Avec des figures comme cela, force est de s'attendre à ce que le roman va parfois prendre des allures dantesques. Eh bien oui... l'auteur ne déçoit pas!
"Les bonnes moeurs" est un titre qui fait figure d'antithèse, tant il est vrai que la visite des coulisses d'une certaine noblesse en compagnie de cet écrivain, loin d'être uniquement édifiante, recèle ses gloires comme ses zones d'ombre. Ce roman ironique est aussi celui d'une jeunesse qui vit à cent à l'heure, orgiaque ou conventionnelle, pressée de cramer sa jeunesse dans les psychotropes, légaux ou non, ou les mariages trop vite conclus. Et également d'une classe sociale qui fiche le camp, dont le mode de vie est menacé, tout comme celui du scarabée pique-prune, bestiole clé du roman. Sauf qu'au contraire de ce coléoptère précieux, les derniers représentants de la noblesse française n'ont pas l'Union européenne pour les défendre...
Timothée Gaget, Les bonnes moeurs, Paris, Intervalles, 2016.
Photo par votre serviteur. A chacun son - ou sa - Margaux! A noter aussi que le dessin de couverture, signé Paul Cottard, me fait irrésistiblement penser aux gravures de l'ami Jean-Pierre Humbert, qui marient elles aussi, dans une manière proche, le surréalisme et le bande dessinée.