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Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.

Jean-Charles Massera, au rythme de l'actualité

Massera EmmerdementsIl y a un petit côté Benetton dans le titre de ce livre de Jean-Charles Massera. "United Emmerdements of New Order", ça claque et ça rappelle la fameuse multinationale italienne. Et c'est bien des processus pervers et inhumains de la mondialisation qu'il est question. L'auteur impose dans ce livre une poésie rythmée qui magnifie la forme tout en en soulignant le cynisme du fond. Signalons en préambule, c'est important, que si ce livre a paru en 2002, il demeure aujourd'hui d'une troublante actualité.

 

Deux parties pour ce livre particulier: celui-ci s'ouvre sur un texte intitulé "United Problems of Coût de la Main-d'Oeuvre", qui met en scène un jeu de questions-réponses entre la voix d'une personne victime de la mondialisation et celle d'un expert. Le lecteur comprend assez vite qu'il est inutile de chercher ici les tenants et les aboutissants d'un destin de chômeur: le génie poétique de l'auteur est ailleurs. D'une part, l'écrivain recrée avec succès le langage sec et froid, pour ne pas dire la xyloglossie, des administrateurs et des rapports de gestion. D'autre part, il y intègre des éléments d'oralité qui font figure de fissures dans un discours apparemment sérieux, même s'il finit par tourner en rond. Ce que suggère justement la récurrence de certains éléments de langage figés: un rythme se crée dans l'esprit du lecteur, à force de relire, à intervalles réguliers, les mêmes phrases, répétées au mot, voire à l'apostrophe près. Et le lecteur garde l'impression diffuse qu'il est en présence de deux groupes: les dominants et les dominés.

 

Dès lors, "United Problems of Coût de la Main-d'Oeuvre" fait figure de lever de rideau de la pièce de résistance éponyme du livre - un exercice de style avant d'attaquer le vif du sujet, en somme.

 

"United Emmerdements of New Order" s'avère en effet la version ample de "United Problems of Coût de la Main-d'Oeuvre". Au début, on n'y croit pas, tant c'est énorme: tout s'ouvre sur l'image de Français contraints de transiter par la Suisse pour aller en vacances en Italie, et coincés dans des camps de transit parce qu'ils n'ont pas les moyens de se payer un séjour en Valais. Le ton est celui d'un reportage suggérant la difficulté de vivre lorsqu'on est un ressortissant d'un pays à monnaie faible - l'ouvrage a été écrit du temps du franc français, même si l'euro pointe son nez par endroits. Et les citations de règlements et de lois "suisses" s'avèrent ubuesques - de même que le contexte national, rendu avec la crédibilité de celui qui a, peut-être, eu affaire à lui.

 

A la manière d'un collage, l'auteur dessine ensuite les travers d'une société mondialisée, vue en particulier de l'Europe. Il caricature savamment les avis de droit, y intégrant des éléments d'oralité sous forme d'élisions intempestives, souligne leur caractère abstrus. Et reprend aussi la technique de répétition des phrases, qui créent une répétition et finissent par générer un tourbillon vertigineux, qui envoûte le lecteur en dépit d'une intrigue inexistante - mais là n'est pas l'essentiel.

 

Le lecteur se verra par ailleurs baladé chez Fiat Telecom Polski, au gré d'un règlement d'entreprise particulièrement opprimant pour le personnel féminin, "ses formes généreuses, sa grosse poitrine et ses fesses rebondies", ou du côté des Palestiniens spoliés chez eux - leurs abris de fortune ne sont pas sans rappeler les tentes où logent les Français en transit en Valais. Il y a aussi les "p'tites Kosovares", engagées comme jeunes filles au pair alors qu'elles ont fait médecine. Une constante: l'humain exploite l'humain.

 

Et puis, les Tyroliens débarqués en Suisse à la suite d'un voyage dramatique dans un bateau surpeuplé et insalubre ne sont pas sans rappeler les vagues de migrants qui, aujourd'hui, affluent vers l'Europe en canot... Ainsi cet ouvrage trouve aujourd'hui, près de quinze ans après sa sortie, une nouvelle résonance dramatique. Résonance soulignée par le ton froidement administratif qui domine, fissuré par quelques traits cyniques, très, trop humains.

 

Jean-Charles Massera, United Emmerdements of New Order, Paris, POL, 2002.

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