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Lu par Francis Richard.
Le site de l'éditeur - merci pour l'envoi!
Gérimont? C'est un cycle épique, littéraire et artistique, signé Stéphane Bovon, dont le troisième tome vient de paraître. Alors que les deux premiers avaient la couleur fantasmagorique des romans d'anticipation post-apocalyptiques, "Les deux vies de Louis Moray" plongent dans une actualité immédiate. "Roman politique et naturaliste", tel est en effet le sous-titre de cet ouvrage, qui relate la jeunesse d'un futur "roi des Suisses" nommé Louis Moray.
Louis Moray? En dessinant la jeunesse de ce personnage, l'auteur dépoussière avec bonheur un scénario classique, fréquent dans la littérature de genre actuelle (jeunesse, fantastique): celui du personnage jeune, effacé, qui se cherche en sentant confusément qu'il a quelque chose de plus que ses contemporains. Louis Moray cherche ses réponses dans le monde qui l'entoure, en fonction de circonstances dont il est le jouet. Ainsi tombe-t-il tour à tour à l'Union démocratique du centre (UDC), parti suisse de droite dure bien réel, puis dans un groupe évangélique heureux mais rigoriste. Ces écoles valent ce qu'elles valent, et l'auteur les démystifie sans se gêner. Mais elles ont une force: ce sont elles qui font grandir Louis Moray.
Il y a là deux orientations divergentes, l'une plongeant dans ce que le réel peut avoir de plus concret, l'action politique. L'auteur montre donc notre personnage en train de tracter, de se positionner face aux arguments de contemporains plus sûrs d'eux mais pas plus malins. L'auteur finit d'ancrer son histoire dans le réel en mettant en scène deux ou trois personnages bien réels: Laurent Ballif, syndic socialiste de Vevey, Oskar Freysinger, homme politique de droite, Fabienne Despot, présidente de la section vaudoise de l'UDC. Le parti est brocardé comme il se doit, de manière caricaturale, mais sur le même ton, l'auteur sait aussi égratigner le camp adverse s'il le faut. Le réel affleure aussi dans ce qui se passe à Vevey, notamment au travers du festival PictoBello, où l'auteur, qui s'est illustré dans la bande dessinée aussi, rend hommage à quelques confrères suisses et belges. Puis vient le complot, point de bascule du roman.
Autour du groupe évangélique, l'ambiance est plus éthérée, plus échevelée aussi. Puisant à des sources solides, l'auteur dessine l'atmosphère des offices religieux où l'on parle en langues et où les miracles surviennent facilement sous l'effet de la transe. Il est aussi question de l'hypocrisie de certains religieux, bons en apparence, mais qui tiennent à occuper le devant de la scène. Tout s'achève sur une dispute entre prophètes réels et supposés... En donnant par ailleurs au pasteur une femme à la fois belle et mère de famille nombreuse, associant en une seule personne les archétypes de la mère et de la putain, il installe quelque chose de trouble. Ne serait-ce que dans le regard des autres sur elle. Forcément peccamineux, le regard...
Le fantastique est discret sur ce coup-ci. Il prend la forme d'un mystérieux homme en noir, qui apparaît aux moments clés du parcours de Louis Moray. On ne saura pas grand-chose de lui: est-il réel, ou n'est-il que la conscience, le "Jiminy Cricket" de Louis Moray? Mystère.
Comme dans les épisodes précédents du cycle de Gérimont, on sourit volontiers au fil des pages, même si celles-ci abordent à l'occasion des sujets aussi graves que l'opposition, argumentée avec intelligence, entre racisme et xénophobie. Le sourire naît d'une écriture qui, derrière un côté débonnaire, cache une finesse de renard rusé. L'auteur sait donner à chacun sa voix: il y a les orateurs qui bafouillent (étonnante recréation de la langue de bois politique!) et ceux qui parlent sans hoquets pour mieux persuader.
Quant au langage, il est parfaitement en phase avec les lieux où l'action se tient: on parle volontiers vaudois, le topio du coin n'est pas loin... et en définitive, c'est bonnard! Un peu comme la ville de Vevey telle qu'elle est dessinée par l'auteur et où rien ne manque: le coup de blanc de onze heures qui se prolonge bien après la fin du marché folklorique, la fête des vignerons, les restaurants où l'on boit une bière ou un ovo, l'église orthodoxe, le lac, le musée Jenisch. Qu'est-ce que tout cela vaut, toutefois, face à la montée des eaux? Affaire à suivre... Intitulé "Lachaude", le tome 4 du cycle de Gérimont est annoncé pour 2016.
Stéphane Bovon, Les deux vies de Louis Moray, Lausanne, Olivier Morattel Editeur, 2015. Illustrations de ou avec Krum, Christian Eggs, Samuel Rouge, Maga, Xavier Löwenthal, Maude Fattebert et macbe.
Mon billet au sujet de "Gérimont", tome 1 du cycle.