Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Lu par Arnaud Maïsetti, Audrey Chèvrefeuille, Cynthia van Lauwe, George Sand, Miss Orchidée, Myriam Gallot, Pétrus, Sylvie.
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Cela fait déjà pas mal d'années que le nom de Chloé Delaume me tourne autour, comme celui d'une artiste que j'ai fini par considérer comme atypique dans le monde des lettres. Assez en tout cas pour titiller ma curiosité. Ecrivaine et performeuse, Chloé Delaume a offert en 2006 un ouvrage atypique intitulé "J'habite dans la télévision". Ce n'est certes pas un roman, plutôt un compte rendu personnel aux allures expérimentales, d'ailleurs introduit et conclu comme tel. C'est celui d'un vécu de l'auteure: celle-ci a choisi de regarder la télévision du matin au soir, durant 22 mois, et d'évoquer cette tranche de vie. Enfin j'ai pu m'y plonger...
Le résultat, ce sont 27 séquences. Tels les chapitres de "J'habite dans la télévision". Le premier interpelle, comme le téléviseur peut interpeller le spectateur potentiel: l'auteure exploite là toute la force du "vous" afin d'intégrer le lecteur à sa démarche, quitte à le placer face à ses contradictions: est-on plus pur parce que, non sans un certain snobisme, on refuse de regarder la télévision? Ou qu'on prétend savoir la regarder avec mesure? A partir de là, le "vous" se fait moins présent; mais les 27 séquences de "J'habite dans la télévision" adoptent des tons divers qui ont l'allure du collage, ou simplement du zapping: de même que chaque canal a sa manière de voir le monde, chaque chapitre a sa voix.
Tout part avec la formule devenue fameuse de Patrick Le Lay: "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible." Face à la télévision, le cerveau de l'auteure reste en veille, attentif à lui-même. Chloé Delaume n'hésite pas, dès lors, à aborder les rivages de la neurologie du marketing. Son discours vertigineux est parasité, par moments, par des slogans, éléments de langage et phrases toutes faites intégrés inconsciemment à force de regarder la télévision, ou à tout le moins de l'avoir en bruit de fond. Les personnes qu'on voit à la télévision, Nicolas Sarkozy entre autres, sont même en passe de devenir des personnages de "J'habite dans la télévision". Enfin, certaines références culturelles dûment citées sont presque attendues: on pense à Andy Warhol et à son quart d'heure de célébrité, mais aussi à Guy Debord ou Gilles Deleuze, auquel l'auteur écrit une lettre posthume.
En particulier, l'auteure se montre attentive au phénomène encore neuf de la téléréalité sous toutes ses formes (certes moins nombreuses en 2006 qu'actuellement). Le regard jeté sur ce type d'émission se fait tantôt personnel, reflet d'un ressenti, tantôt plus distant et analytique, revisitant Vladimir Propp de manière cocasse. C'est que l'analyse quasi chirurgicale du ressenti d'une téléspectatrice au long cours (le bilan, séquence 16, est emblématique) n'exclut pas un brin d'humour.
L'écrivaine offre une approche personnelle d'une démarche d'immersion totale a priori affolante et excessive, qui ne saurait laisser indifférent. Littéraire, la démarche l'est dans le sens où l'auteure parvient à restituer un ressenti avec acuité, en allant au-delà du rapport clinique. Poétique, sans cesse changeante, la musique créée par "J'habite dans la télévision" sait accrocher le lecteur, au fil d'épisodes courts comme peuvent l'être les séquences qu'on voit à la télévision: à tout prix, plus que tout, il faut garder le rythme...
Chloé Delaume, J'habite dans la télévision, Paris, Verticales, 2006.