Notes de lectures, notes de musique, notes sur l'air du temps qui passe. Bienvenue.
Lu par Francis Richard.
Défi Premier roman.
Mourir en un ultime orgasme, après une vie sentimentale et sensuelle bien remplie. Le rêve, non? C'est en tout cas le destin de Marie, 97 ans. Isabelle prend soin d'elle au soir de sa vie - et recueille le récit de ses rencontres successives. Telle est la trame de l'"Abécédaire amoureux", premier roman de l'écrivaine veveysanne Denise Campiche.
Incomplétude et éducation(s) sentimentale(s)
Précisons-le d'emblée, l'abécédaire n'est pas complet puisqu'il s'arrête à la lettre O. Le nombre de chapitres lui-même est inférieur à 26. Projet avorté? Le lecteur attentif préférera y voir le goût d'inachevé de toute existence: on aimerait toujours faire mieux, plus complet, aller plus loin, aller au bout, toucher la perfection. Mais la mort, juge ultime, ne le permet pas toujours. L'auteur paraît dès lors suggérer qu'à l'instar de celle de Marie, toute vie n'est rien d'autre qu'un cycle incomplet.
Et quid de la teneur de cet abécédaire? Le lecteur est baladé d'expériences sensuelles en expériences sensuelles. Le fil rouge, ce sont les lettres de l'alphabet, manière classique mais tout à fait indiquée d'anonymiser, par pudeur, les personnes concernées. Il sera question de ménages non conformistes, éventuellement à trois, et d'amours lointaines, entre autres en Afrique et en Inde.
Une jeunesse comme un conte éthéré
L'auteur paraît peu soucieuse du temps qui passe: il n'en sera guère question qu'au moment de la ménopause (le virage est décrit en quelques mots encourageants), puis à l'heure des avant-dernières amours, décevantes, consommées à la suite d'un thé dansant. Il aurait été possible de dessiner tout un siècle de transgressions d'interdits, d'évolution de la notion de flirt (on pense à Fabienne Casta-Rosaz et à son "Histoire du flirt") et du statut de la femme, ici comme ailleurs. On peut même regretter que ce filon, fertile en tensions utiles à un roman, n'ait guère été exploité.
Le récit amoureux prend dès lors les allures éthérées, détachées, d'une éducation sentimentale éloignée des grands courants idéologiques et des pressions sociales qui ont traversé le vingtième siècle. L'auteure se rapproche dès lors des relations interpersonnelles de toujours, montrant ici un Indien incapable d'exprimer des sentiments alors que cela l'aurait libéré, là des personnages et des couples à la sexualité libre - mais vécue sans que le lecteur ne perçoive la moindre pression sociale négative. L'ambiance est donc davantage au conte, idéal et presque naïf, qu'à la fresque sociale.
Le vrai sujet...?
Les indicateurs temporels reviennent, je l'ai dit, dès lors qu'il est question d'amours entre aînés. Est-ce là le seul et vrai thème de ce roman? Les amours juvéniles ne sont-elles qu'un prétexte accrocheur? Le lecteur goûtera en tout cas les relations de plus en plus intimes qui relient Marie et Isabelle. Celles-ci vont jusqu'à susciter quelques jalousies, en une reconstruction originale du trio amoureux classique. Massages, vie des sens, gestes tendres réalisés avec de moins en moins de complexes: alors que la vie sentimentale de Marie est derrière elle, Isabelle voit s'ouvrir devant elle tout un univers - c'est le dernier moment! La découverte se construit en contrepoint dans les chapitres qui n'évoquent pas les amantes et les amants de Marie.
L'écriture de l'"Abécédaire amoureux" paraît sage, le plus souvent. C'est le gage d'une discrétion certaine, juste milieu entre le travers d'en dire trop et celui d'en dire trop peu: il est question, après tout, d'une vieille dame libre, qui se confie et n'a plus grand-chose à perdre en termes sociaux. Le récit est cependant vivifié par quelques jolis aspects pétillants, éclats de rire transcrits, cris et émois reproduits - gages d'une complicité qui s'installe pour ne plus jamais s'en aller.
Denise Campiche, Abécédaire amoureux, Sainte-Croix, Mon Village, 2014.